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Echanges avec Jézabel Couppey-Soubeyran

Voici la version écrite de l’intervention et des questions posées par Jézabel Couppey-Soubeyran pendant la soutenance, publiée avec son aimable autorisation. J’ai mis mes réponses en italique bleu dans le corps du texte.

Thèse d’Augustin Sersiron : Recherches sur les contradictions de l’endogénéité

Thèse visionnaire, qui place au cœur de la réflexion la crise de la monnaie-dette, qui est celle que nous sommes en train de traverser conceptuellement avec la crise sanitaire, mais qui était beaucoup moins visible lorsque cette thèse était en gestation. C’est donc conceptuellement puissant d’avoir fait porter l’analyse sur les contradictions de la monnaie-dette et le désencastrement possible de la monnaie vis-à-vis de la dette. Je rappelle que votre thèse défend l’idée que la monnaie est encastrée dans la dette mais que la monnaie n’est pas une dette, et qu’elle peut être libérée de la dette. Et quoi qu’en pensent ses nombreux détracteurs, la monnaie libre est déjà en gestation car comme vous le soulignez le QE est déjà une façon au fond de sortir de la logique de la dette : « la BC soutient les banques non pas en leur prêtant (donc en les endettant) mais en leur achetant des actifs », et les taux négatifs une forme de monnaie gratuite donc de monnaie hélicoptère.

Il y a dans cette thèse une véritable investigation conceptuelle, une appréhension systémique qui sont devenues rares dans notre discipline. Je crains même que cette qualité soit perçue comme un défaut par l’Académie des économistes.

C’est remarquablement bien écrit. Cela aussi risque d’être perçu comme un défaut, tant la forme et la transmission du savoir sont méprisées dans notre discipline.

Personnellement, je me suis régalée en lisant cette thèse et j’y reviendrai régulièrement. Je dois avouer un petit moment de déception, lorsque vous vous perdez un peu dans l’analyse trop détaillée des PMNC. Je pense que cette partie de la thèse aurait pu être réduite au bénéfice d’une analyse plus approfondie de la monnaie hélicoptère et d’une théorie plus structurée de la monnaie libre. Mais je crois sincèrement que vous avez produit une analyse profonde et lumineuse qui contribuera au renouvellement de la théorie monétaire.

J’ai jugé que la Monnaie hélicoptère était déjà traitée par vous et par d’autres auteurs et que ma contribution serait plus originale en amont, en se centrant sur l’analyse des problèmes de politique monétaire qui constituent l’arrière-fond de ces propositions, par exemple en montrant, comme vous l’avez déjà relevé, que le QE ou les taux négatifs sont une première rupture (très partielle) avec l’argent-dette, ce qui montre une forme de continuité inattendue avec les propositions (MH, annulation de la dette publique détenue par la BC, 100% monnaie…) défendues par la suite qui radicalisent cette rupture en revendiquant explicitement une monnaie libre.

Il n’en demeure pas moins bien entendu que j’ai un certain nombre de questions à vous poser, et parfois peut-être des points de désaccord.

Vous proposez à la suite de Fisher (100% Money, 1935) un régime d’émission exogène, pour briser l’encastrement de l’institution monétaire dans le marché de la dette.

La première question qui m’est venue est celle que je me suis posée personnellement en travaillant sur la monnaie hélicoptère qui est une forme de monnaie libre : est-ce nécessairement mettre fin à l’endogénéité que de libérer la monnaie de la dette ? Je n’en suis pas si sure. Du moins cela dépend de ce que l’on met derrière l’endogénéité de la monnaie. Vous associez directement l’endogénéité de la monnaie à l’émission d’une dette et la résumez par la célèbre formule : « les crédits font les dépôts ». Ne peut-on voir l’endogénéité de la monnaie d’une manière plus large comme la réponse aux besoins exprimés par la collectivité. La demande de crédit est un mode d’expression décentralisé de ces besoins. L’identification de besoins par la puissance publique n’est-il pas au fond qu’un mode alternatif d’expression centralisée de ces besoins. Une monétisation sans contrepartie des dépenses nécessaires à la satisfaction de ces besoins est-elle nécessairement une émission de monnaie exogène ? J’ai du mal à m’en convaincre.

Le terme endogénéité est polysémique, son sens variant d’un auteur à un autre : c’est pourquoi j’ai précisé au Chapitre 2 la définition que je retenais, à savoir l’encastrement de la création monétaire dans le marché du crédit. En ce sens très précis, la monnaie n’a pas toujours été endogène de manière transhistorique quelle que soit sa forme. Après on peut admettre que la monnaie doit toujours répondre aux besoins d’une communauté monétaire, et redéfinir ainsi la notion d’endogonéité, mais je pense qu’on risque alors de diluer le concept et de ne plus avoir de terme synthétique pour viser l’enjeu très précis de l’encastrement de la monnaie dans le marché de la dette. Quoi qu’il en soit je trouve très pertinente votre reformulation en termes de « mode d’expression centralisée (par une identification politique) ou décentralisée (par le marché du crédit) des besoins de la collectivité », que je reprendrai à mon compte !

Vous dites à propos de la quantité de monnaie en circulation qu’elle est le produit de la rencontre entre une offre exogène de base monétaire par la Banque centrale (qui a de fait le pouvoir de restreindre la création monétaire des banques en cas de tensions inflationnistes) et une demande endogène de crédit par les agents économiques (qui porte le risque d’être insuffisante sans que la Banque centrale puisse remédier à ce problème). Vous résumez cela par l’aphorisme : « on peut tirer sur une ficelle [restreindre l’offre de crédit], mais on ne peut pas pousser dessus [provoquer la demande de crédit] ». La monnaie présente donc à la fois un caractère exogène et un caractère endogène ». Je me demande si au fond, ce double caractère endogène/exogène n’est pas plutôt à la fois le fait de la monnaie des banques commerciales et de la monnaie de la banque centrale (base monétaire) :

  • la monnaie des banques commerciales est le résultat d’une rencontre entre une offre exogène de crédit des banques commerciales et une demande endogène de crédits des clients des banques (qui est l’expression de besoins d’investissement)
  • la monnaie des banques centrales est le résultat d’une rencontre entre une offre exogène de liquidités des banques centrales et une demande endogène de liquidité des banques (qui est l’expression translatée des besoins de leurs clients)
  • Tout à fait, c’est ce que j’ai tenté de dire. La création monétaire peut toujours être restreinte en théorie par les banques commerciales ou par la Banque centrale pour diverses raisons, de sorte qu’elle n’est pas uniquement déterminée par la demande, ne nait pas seulement de la demande de crédits : c’est une ambiguïté qui existe dans le terme endogénéité, qui est parfois employé pour caractériser une monnaie entièrement déterminée par la demande, et c’est pourquoi j’ai redéfini le terme : pour moi, endogène ne signifie pas que la quantité de monnaie en circulation est déterminée par la seule demande, mais que la monnaie est produite sur le marché du crédit comme une marchandise par la rencontre d’une offre et d’une demande, précisément (ce qui n’est pas contraire à l’étymologie du mot, signifiant littéralement qui « nait de l’intérieur » de l’économie, comme une production marchande donc).
  • Désencastrer la monnaie de la dette revient non pas à supprimer l’endogénéité de la monnaie, car dans tous les cas que la monnaie soit créée avec ou sans contrepartie elle doit répondre à un besoin, mais à démarchandiser la monnaie. L’endogénéité n’est-elle pas simplement le fait de répondre à un besoin : que ce besoin soit exprimé de façon décentralisée par la demande de crédits bancaires pour réaliser des dépenses dont les individus estiment avoir besoin, ou qu’il soit exprimé de manière centralisée par l’expression d’un besoin de dépense nécessaire à la collectivité ?
  • C’est ce qui me laisse penser que la nature exogène ou endogène de la monnaie hélicoptère ou de monétisation des dépenses publiques par la banque centrale n’est pas si simple à trancher.
  • L’« encastrement de la monnaie dans la dette » a plus à voir me semble-t-il avec sa marchandisation qui la rend payante et y associe une contrepartie qu’avec son endogénéité. Libérer la monnaie de la dette consiste à la créer sans contrepartie, et donc en dehors d’un rapport marchand mais toujours en réponse à un besoin exprimé par la collectivité.
  • J’ai défini l’endogénéité comme l’encastrement de la création monétaire dans le marché du crédit : il y a donc deux dimensions distinctes qui s’entremêlent dans notre mode actuel d’émission, l’encastrement dans la dette, et l’encastrement dans le marché décentralisé. Les deux sont effectivement liés dans le système actuel, mais ne se confondent pas, car on peut rompre avec l’un sans rompre avec l’autre : une monnaie entièrement créée par l’Etat pour l’Etat sous forme de prêts de la Banque centrale au Trésor sortirait la création monétaire du marché du crédit, mais pas du rapport d’endettement ; inversement, une monnaie-marchandise, c’est-à-dire émise en contrepartie d’une quantité de marchandise (typiquement, de l’or ou de l’argent dans un régime d’étalon métallique) rompt avec la dette (aucune dette n’est créée à l’émission) mais pas avec la marchandisation. En pratique, je prône une monnaie créée en dehors du marché et de la dette, ce que je nomme monnaie exogène (même si elle devra toujours répondre aux besoins économiques exprimés par la collectivité : le but est même d’y répondre mieux par ce que vous appelez un « mode d’expression centralisée » des besoins sociaux identifiés selon des critères politiques).
  • Et ce désencastrement a également une incidence sur la durée de vie de la monnaie. Car la monnaie libre de dette pourrait en effet avoir une durée de vie infinie, mais au fond rien n’empêcherait non plus de fixer sa durée de vie en la rendant fondante.
  • En effet, j’ai parlé de monnaie chrono-limitée dans le cas de l’argent-dette (car le remboursement vaut destruction monétaire), là où une monnaie libre de dette pourrait circuler indéfiniment, mais rien n’empêche de créer une monnaie fondante, par exemple par des frais de tenue de compte facturés par les banques aux déposants, et par la Banque centrale aux banques (ce qui est déjà le cas aujourd’hui via le taux de rémunération négatif des dépôts des banques à la Banque centrale), pour inciter les agents à la dépense. Personnellement, je pense que cet outil a ses limites : le besoin d’épargne de sécurité est réel et légitime dans le monde actuel, marqué par une grande incertitude économique, et des expériences comme celle de la « Great Capitol Hill Baby Sitting Co-op Crisis » (Joan et Richard James Sweeney, 1977), illustre le fait qu’un surplus d’émission peut suffire à restaurer la confiance et relancer la dépense non pas en luttant contre l’épargne mais en permettant à chacun d’en conserver suffisamment… à condition que les nouvelles encaisses créées aillent bien aux ménages et aux entreprises plutôt que d’être systématiquement détournées vers la sphère financière comme c’est le cas aujourd’hui. L’hélicoptère monétaire (au sens large : à destination des ménages et des entreprises) doit permettre de résoudre ce problème, mais si cela ne suffit pas à relancer la consommation (par allocation universelle) ou l’investissement (par subvention), c’est la relance budgétaire qui devrait alors selon moi réamorcer la pompe plutôt qu’une monnaie fondante. L’expérience a montré, dans le cas de la monnaie centrale, que taxer les dépôts des banques commerciales a contribué à éroder leur rentabilité sans véritablement les inciter à relancer le crédit à l’économie réelle. Plus fondamentalement, je pense que la confiance dans la monnaie repose sur la confiance dans une poursuite indéfinie des échanges marchands (contrairement à l’hypothèse d’une monnaie émise pour un cycle d’échange fini par certains auteurs, comme Carlo Benetti et Jean Cartelier ou les circuitistes), et la permanence de l’institution monétaire, ce qui est quelque peu contradictoire avec l’idée de monnaie fondante. Vouloir détruire périodiquement la monnaie pour qu’elle soit dépensée, c’est miser sur des affects tristes (la peur de voir la monnaie disparaitre avant d’être dépensée) plutôt que des affects joyeux (le désir de consommation, la confiance dans la demande future nécessaire à la réalisation des investissements, etc.) or je pense que l’économie doit être affaire de satisfaction des besoins sociaux fondamentaux, et que son moteur doit être le désir mû par des affects joyeux (pas nécessairement consuméristes : ça peut être un désir de culture, d’un système de santé fiable, de protection de l’environnement, etc.) dans un contexte de confiance, plutôt que la contrainte, la peur, la menace… la monnaie fondante m’évoque un peu l’idée d’obliger l’économie à tourner coûte que coûte et sans but réel par la menace de la privation plutôt que de partir d’un désir déjà là, en misant sur l’identification des désirs sociaux légitimes et leur solvabilisation par création monétaire.
  • Tout cela en revanche ne remet pas en question l’instabilité de l’endogénéité de la monnaie dette que vous expliquez bien. Mais la monnaie libre promettrait-elle une stabilité plus grande ? Tout dépendrait de sa capacité à répondre au besoin de la collectivité.
  • Sur ce point je suis tout à fait d’accord. Comme je l’écris en fin de thèse, il y a une double question : que l’institution d’émission crée le montant global de monnaie nécessaire au plein-emploi, mais aussi que des canaux de distribution fine des encaisses permettent l’allocation des fonds au plus près des besoins réels de l’économie et de la société. Ce deuxième point n’est pas à négliger : outre le risque de bureaucratisation, confier cette fonction d’allocation de la monnaie (pour les fonds issus de la création monétaire nette de la période, pas pour toute l’épargne de l’économie bien sûr !) à des structures publiques (des Caisses départementales de subvention aux investissements stratégiques par exemple) n’élimine pas le risque que la monnaie créée soit affectée à des dépenses inutiles (spéculation, gaspillage, consumérisme porteur de fortes externalités négatives, etc.) ou vienne nourrir l’épargne plutôt que la demande. Gaël Giraud a d’ailleurs évoqué pendant la soutenance ses doutes profonds sur la capacité de notre haute fonction publique à opérer une allocation pertinente des encaisses créées en dehors du marché du crédit pour répondre aux besoins de la reconstruction écologique et sociale, mais il admet que le marché ne fait certainement pas mieux ! Il y a là un enjeu de formation, et de démocratisation de la gouvernance des structures publiques d’allocation des nouvelles encaisses, pour inclure toutes les parties prenantes.

Je voudrais justement revenir sur l’instabilité de l’endogénéité.

  • Vous expliquez que contrairement à ce que soutiennent les théoriciens de la monnaie endogène, la création monétaire n’a pas de raison de s’ajuster spontanément aux besoins du commerce de manière endogène. Je partage ce point et peut-être auriez-vous pu souligner davantage qu’une raison de cela est que le crédit à la source de la création de monnaie par les banques commerciales n’est pas qu’un crédit à la production et l’a été de moins en moins au cours des dernières décennies. C’est aussi du crédit immobilier, du crédit à la consommation. Ce n’est en outre pas non plus que du crédit, ce sont aussi des achats de titres pas seulement sur le marché primaire là où les besoins de financement s’expriment mais sur les marchés secondaires là où les rachats/ventes de titres ne contribuent de manière très diffuse au financement de l’économie (peut-être en améliorant la liquidité du marché mais cette liquidité peut-être aussi le ferment de l’instabilité).
  • Je suis tout à fait d’accord. J’ai évoqué ce point dans la thèse (par exemple p. 131) et j’ai dû supprimer pour des raisons de longueurs de plus longs développements sur ce point central, qui constitue à mes yeux une faiblesse importante des approches circuitistes ou de nombreux postkeynésiens : focaliser uniquement sur le motif de finance dans la création monétaire, en occultant les autres motifs, et faire du crédit aux entreprises destiné à financer la production la source exclusive de la création monétaire. Cela exclut les autres acteurs que l’on tient pourtant classiquement comme des sources de création monétaire : les administrations publiques (achat de titres souverains) et les ménages (crédit immobilier, crédit à la consommation, crédit étudiant : cela peut certes financer indirectement la production, mais cela finance aussi bien l’achat de logements anciens dont le cours ne cesse de grimper en formant une bulle immobilière, de véhicules d’occasion qui n’augmentent pas la valeur ajoutée, ou des diplômes universitaires surévalués qui font aussi l’objet d’une bulle). De plus, même les prêts aux entreprises ne financent pas toujours la production : comme vous le dites, l’achat de titres financiers sur le marché secondaire (soit l’essentiel des transactions financières) ne produit aucune entrée d’argent dans l’entreprise, et même le crédit aux entreprises finance de plus en plus des rachats massifs de leurs propres actions (buybacks) qui gonflent les cours de bourses sans qu’un euro aille à l’investissement productif. Ce sont tous ces mécanismes qui détournent la création monétaire de la demande adressée à l’économie réelle et crée des déséquilibres, nourrissant des bulles sur les marchés financiers, et des tensions déflationnistes provoquant du chômage dans l’économie réelle.
  • Cela signifie aussi que la monnaie demandée peut ne pas circuler au bon endroit. Il faut je crois s’intéresser davantage à la circulation et à la destination de la monnaie. La financiarisation de l’économie déforme la circulation de la monnaie.  La monnaie circule plus et plus vite dans la sphère financière, qui l’aspire. Le « désir maître » (notion de F. Lordon que vous mobilisez p174 : « le désir de monnaie ne connaît pas de saturation spontanée ») est décuplé dans la sphère financière.
  • Je suis tout à fait d’accord. J’ai moins insisté sur la finance en tant que telle dans ma thèse, puisque cette source d’instabilité est bien plus étudiée que la monnaie endogène elle-même, mais elle constitue un problème essentiel, à résoudre par un retour à une règlementation très forte. J’ai aussi noté que l’émission de la monnaie en dehors du marché du crédit diminuerait le volume total d’endettement dans l’économie, or la dette constitue le substrat sur lequel se fonde l’essentiel de la finance de marché (avec bien sûr aussi les actions et les produits liés aux changes et à l’assurance) : désencastrer la création monétaire du marché du crédit dégonflerait donc la sphère financière.
  • C’est sans doute l’absence d’inflation qui va faire exploser l’argent-dette, car historiquement comme vous le montrez l’inflation a servir de régulateur de la dette. Ce n’est plus le cas en régime d’économie financiarisée. L’augmentation de la masse monétaire ne fait plus augmenter le prix des biens et services mais celui des actifs immobiliers et financiers (dans une économie financiarisée, l’équation des échanges est à considérer entre les variations de la masse monétaire et les variations de prix incluant ceux des actifs immobiliers et financiers). Et cette augmentation des prix d’actif, loin d’avoir un effet régulateur sur la dette, contribue au contraire à son expansion explosive.
  • Tout à fait, à cause de l’accélérateur financier (mentionné p. 192-193) : la création monétaire alimente une bulle qui augmente la valeur des collatéraux présentés par les emprunteurs aux banques… ce qui légitime encore plus de crédit, donc de création monétaire, dans un cycle autoentretenu, et susceptible de s’inverser en cercle vicieux très brutalement si les cours s’effondrent, ce qui oblige les Banques centrales à sauver perpétuellement la finance pour éviter l’effondrement du système bancaire, le credit crunch et son cortège de faillites en séries. J’avais prévu un développement sur l’équation des échanges MV = PT en montrant que si on inclut les actifs spéculatifs, la théorie quantitative de la monnaie (très contestable par ailleurs) est faussée par un nouveau mécanisme : dans un système d’argent-dette un actif et un passif sont simultanément créés dans le bilan de la banque, puisque l’augmentation de M se fait par octroi de crédit (susceptible d’être titrisé donc échangé comme un actif financier) ou par achat de titre par les banques, ce qui fait que T peut augmenter en même temps que M, absorbant une partie de la création monétaire sans augmentation des prix mais par une inflation du volume de marchandises (ici, de titres) dans la sphère financière. Mais comme le même mécanisme peut nourrir l’achat d’actifs préexistants (action ou obligation sur le marché secondaire, immobilier ancien, etc.) la création monétaire peut nourrir une augmentation des prix sur ces marchés : les bulles spéculatives sont une inflation localisée sur les marchés financiers et financiarisés (immobilier, matières premières, diplômes, œuvres d’art…) qui laisse intacts les prix de l’économie réelle, ou plutôt provoque de la déflation à force de détourner l’argent vers les marchés spéculatifs. L’inflation n’étant plus là pour alléger le poids réel des dettes, et l’accélérateur financier entretenant la dynamique d’endettement spéculatif, la monnaie endogène nourrit un déséquilibre croissant entre les sphères réelles et financières, et rend le fardeau d’endettement de moins en moins soutenable, obligeant les Banques centrales à aller toujours plus loin dans leurs politiques non conventionnelles, se débattant dans les contradictions de l’argent-dette : elles ne parviennent pas à relancer la demande globale dans l’économie réelle, et sauvent le système financier tout en créant les conditions de la prochaine crise.
  • L’instabilité de la masse monétaire est-elle due à l’origine de la monnaie (sa nature endogène) ou à sa destination (la sphère financière en aspire une part plus grande que l’économie réelle) ? La réponse à cette question détermine assez grandement la pertinence ou non du 100% money que vous défendez. Dans un système de monnaie 100% exogène (au sens de fixée par les pouvoirs publics ou la banque centrale ou une entité publique démocratique ad hoc), qu’est-ce qui garantit que l’offre de monnaie soit bien ajustée à la demande de monnaie ? La « monnaie exogène » (ou plutôt monnaie libre de dette) n’aurait-elle pas sa part d’instabilité ? Ne vaudrait-il pas mieux la réserver à des besoins clairement identifiés comme les dépenses de gestion de la crise sanitaire par exemple, ceux de l’investissement public dans la transition écologique ?
  • La question de la destination de la création monétaire est essentielle, mais elle est en fait très liée à celle de son origine : l’une détermine l’autre. En effet, dans le système d’argent-dette, la création monétaire monétise le capital, donc oriente nécessairement les encaisses créées vers les activités les plus rentables financièrement, au premier plan desquels se trouvent les activités spéculatives. Inversement, si la monnaie est créée en dehors du marché et du crédit, alors elle peut être affectée à des besoins sociaux identifiés selon des critères politiques. Dans le système que je propose, ce sont ces critères et la gouvernance inclusive des Caisses de subvention aux investissements stratégiques qui garantissent que la création monétaire annuelle financera bien des besoins sociaux réels (la reconstruction écologique, sociale, sanitaire, etc.) et contribuera à la stabilisation macroéconomique, le volume total de monnaie à créer étant justement fixé par l’institution d’émission selon des critères macroéconomiques d’inspiration keynésienne, visant le plein-emploi. Ce n’est pas un gage de stabilité parfaite (d’autant que l’endogénéité de la monnaie est loin d’être la seule source d’instabilité : la finance en est une, le libre-échange et les inégalités en sont aussi, l’hétérogénéité de la zone euro également, les aléas sanitaires, climatiques ou politiques tout autant, etc.) mais ce sera tout de même un formidable levier de stabilisation, en éliminant une des principales causes des désordres économiques contemporains : l’encastrement de la création monétaire dans le marché de la dette.
  • L’endogénéité de la monnaie est un facteur d’instabilité parce que la monnaie endogène est embarquée dans le cycle de l’endettement. Mais n’est-ce pas aussi la monoculture monétaire qui constitue un facteur clé de l’instabilité systémique tant d’un point de vue environnemental (dommages environnementaux et dégradation de la biodiversité) que sociale (inégalités) ? Quel est votre point de vue sur le développement des monnaies complémentaires. Auraient-elles une place dans votre système monétaire ? Je n’en ai pas vraiment l’impression car vous insistez sur « la nécessité d’une monnaie commune à tous les agents économiques, permettant une mise en forme comptable homogène de la production de toutes les entreprises (et donc la circulation de cette production en dehors des entreprises dans l’ensemble de la communauté marchande), et par conséquent la nécessité que cette monnaie soit émise par un tiers unique ». La monoculture monétaire vous semble-t-elle indépassable ?
  • Oui. Les monnaies complémentaires sont intéressantes : comme la monnaie fondante, les crypto-monnaies, le retour à l’étalon-or, etc., elles rencontrent un vif intérêt dans la société civile, alimentant beaucoup d’espoirs voire de fantasmes sur Internet, car les citoyens, sans être experts, sentent bien que l’économie dysfonctionne durablement et que la monnaie a beaucoup à voir avec les désordres économiques qui créent des injustices sociales croissantes depuis plusieurs décennies, des inégalités insoutenables, des dégâts sociaux et environnementaux majeurs, etc. Les monnaies locales type WIR peuvent contribuer à absorber les chocs déflationnistes en prenant le relai de la monnaie commune en cas de crise, de manque de liquidités disponibles pour l’investissement ou la consommation, et cela favorise peut-être les circuits courts et la consommation locale, mais les problèmes actuels sont d’ordre macroéconomique : ça va mal partout, on manque d’argent partout, dans tous les secteurs (industrie, santé, éducation, culture, patrimoine, justice, police, armée, environnement, etc.) et dans toutes les régions, à cause du cadre institutionnel structurellement déficient qui est le nôtre : monnaie endogène, finance dérégulée, libre-échange, etc. Le local n’est pas la bonne échelle de résolution de ces problèmes : le repli sur le local exprime à mon sens un émiettement de la puissance souveraine, du sentiment national, de la capacité à agir politiquement en commun à l’échelle collective pertinente. En matière monétaire, André Orléan et Michel Aglietta ont bien montré la nécessité d’une monnaie souveraine, de la polarisation du désir mimétique sur un seul objet monétaire qui s’impose à tous comme unité de compte et comme liquidité ultime, sans lesquelles il n’y a pas de communauté marchande. Sans communauté monétaire, pas d’échange marchand. Les monnaies complémentaires relèvent d’un processus de fragmentation monétaire qui procède de l’affaiblissement de l’institution centrale (tout comme le retour aux monnaies nationales, avec un euro monnaie commune mais non plus monnaie unique, procèderait de l’échec de cette institution). Les monnaies locales ne sont pas nocives en elles-mêmes, mais leur rôle est accessoire : elles ne feront pas de miracle, et risquent de nous détourner des vrais enjeux. Surtout si leur mode d’émission ne rompt pas avec l’endogénéité !

Quelques questions à propos de la MH et du 100% money :

  • Vous établissez une sorte de continuum entre la monnaie hélicoptère et le 100% money : pour vous le 100% money consiste à rendre structurelle la pratique conjoncturelle de l’hélicoptère money par la mise en place d’une monnaie entièrement exogène. MH = « une rupture partielle et ponctuelle avec le régime de monnaie endogène ». 100% monnaie = rupture complète « La création monétaire se ferait en dehors du marché et en dehors de tout rapport d’endettement. ». Pas sûr !
  • Techniquement, le terme « 100% » renvoie à la couverture intégrale des dépôts à vue par des réserves entières (et non plus fractionnaires) de monnaie centrale dans les compte des banques de second rang à la Banque centrale : cela ne dit rien du mode d’émission, qui pourrait en effet rester encastré dans la dette (par exemple si la monnaie n’est plus émise que par des prêts de la Banque centrale à l’Etat) voire dans le marché de la dette (si la création monétaire passe toujours par le marché du crédit ou l’achat des titres financiers et que la banque se refinance à 100% auprès de la Banque centrale). Dans ce cas, cette réforme aurait pour seul intérêt d’éviter les ruées bancaires, de protéger les dépôts des citoyens contre le risque de faillite systémique (prise d’otage qui permet aux banques tous les chantages comme le pointe Frédéric Lordon). Mais si ces avantages sont les premiers listés par l’auteur, ce ne sont pas les principaux à ces yeux : l’essentiel est pour lui de supprimer les cycles et crises du crédit alimentant une sur- ou sous-émission monétaire, et les surchauffes et dépressions qui en résultent. Fisher va donc plus loin qu’une simple réforme prudentielle garantissant la solidité des dépôts bancaires : dans son texte, le passage à une couverture intégrale, puis l’émission de nouvelles encaisses tous les ans, permet aux autorités monétaires de racheter et d’annuler la dette publique, donc de désendetter l’Etat, voire, une fois que toute la dette publique a été effacée, de financer un surcroit de dépense publique sans surcroit d’impôt, créant une nouvelle recette pour l’Etat qui pourrait même à terme se substituer entièrement à l’impôt (même si Fisher ne mentionne cela qu’à titre hypothétique, pour montrer que son modèle ne souffre théoriquement d’aucune limite quantitative). Pour ma part, j’imagine l’effacement d’un montant de dette publique égale à M1, soit la moitié de la dette publique (cf. p. 391), lors du passage à une couverture intégrale, puis la mise en circulation de nouvelles encaisses en dehors de toute dette, mais sans passer par le budget de l’Etat afin que celui-ci ne soit pas dépendant de ces flux qui varient selon la conjoncture : la mise en circulation de nouvelles encaisses se ferait soit par allocation universelle aux ménages si l’on veut relancer la consommation, soit par des subventions aux investissements stratégiques, qu’ils soient publics ou privés, s’il faut relancer l’investissement. Dans tous les cas, on désencastre bien la création monétaire du marché et de la dette, même si un marché de la dette demeure pour l’allocation de l’épargne (en dehors de la création monétaire). Or c’est ce que fait la monnaie hélicoptère, mais de manière partielle : il y a donc à la fait continuité entre MH et 100% money, mais aussi rupture car le second projet n’est pas un outil de régulation supplémentaire dans un système aux structures inchangées, mais bien un changement total du mode d’émission.
  • Je trouve dommage que vous n’ayez pas approfondi l’analyse de la MH. Quelques approximations / MH : les chèques versés aux ménages US en mai 2020 ne sont pas de la MH mais ont été financés sur le budget de l’Etat fédéral. Beaucoup de travaux sur la monnaie hélicoptère auraient pu être exploités. Vous perdez un peu de place et de force à partir de la page 300 et suivantes, en détaillant l’analyse des PMNC post 2008 puis face à la crise sanitaire. L’analyse est intéressante (finance punk) mais n’est plus aussi conceptuelle que dans les chapitres précédents. Le chapitre VIII qui s’annonçait comme l’aboutissement de la démonstration ne tient pas complètement la promesse d’une théorie de la monnaie libre de dette.
  • Les chèques aux ménages aux USA sont en effet financés par le budget de l’Etat et non par la BC, je l’ai rappelé p. 384. J’ai été rapide sur le dernier chapitre, consacré aux propositions normatives comme la monnaie hélicoptère, car j’ai jugé que cette solution était déjà très développée par de nombreux travaux, dont les vôtres, et que mon apport serait plus original en amont, en se centrant sur l’analyse des conditions macroéconomiques qui ont rendu nécessaires ce type de proposition, le rôle de l’endogénéité de la monnaie dans l’avènement de ce que j’ai appelé la finance punk, le fait que les politiques monétaires non conventionnelles sont prises dans des contradictions insurmontables, qu’elles rompent déjà partiellement avec l’encastrement de la monnaie dans la dette, etc.
  • Il y a toutefois des points intéressants / MH que j’aimerais souligner :
  • L’HM ne vient pas rompre le rapport marchand mais le rapport d’endettement. La contrepartie comptable disparaît mais la contrepartie marchande est bien là. Il n’y a donc pas à craindre une inflation incontrôlable, ainsi que vous l’expliquez bien.  Sans doute l’inflation remonterait-elle plus qu’avec les rachats d’actifs mais c’est bien là l’objectif et elle ne serait pas incontrôlable. Elle le serait d’autant moins si la MH était à la fois versée aux ménages et aux entreprises. Vous n’insistez pas sur ce point. Or c’est important car c’est précisément ce qui permettrait de faire de la MH un instrument de pilotage de l’inflation.
  • En effet, comme on associe souvent l’hélicoptère monétaire à l’allocation aux ménages, je n’ai pas développé dans cette section la question des entreprises : c’est surtout dans la section sur le 100% money que j’ai abordé en détail la question des subventions aux investissements, qui est effectivement décisive, que ce soit pour la régulation macroéconomique ou pour la reconversion écologique et sociale de la production.
  • Intéressant passage où vous expliquez que pour résister aux dérapages possibles du « désir maître » dans un régime de monnaie gratuite : « une politique d’hélicoptère monétaire gagnerait sans doute à être menée par une Banque centrale indépendante, dans le strict respect de ses objectifs de politique monétaire (soit un critère macroéconomique, contrairement au désir individuel des agents) plutôt que par un pouvoir politique élu, dans le cadre de la politique budgétaire ». C’est bien ainsi me semble-t-il qu’il faut se représenter la MH, comme un pur instrument de politique monétaire.
  • Vous relevez qu’un frein sérieux à la transmission de la politique monétaire disparaitrait avec l’argent gratuit, à savoir la nécessité qui prévaut en régime endogène d’être suffisamment confiant dans sa propre solvabilité future (et en persuader la banque) pour solliciter un crédit et accéder aux liquidités. Je pense pour ma part que la MH fait mieux qu’améliorer la transmission de la PM, elle s’affranchit de ces canaux. Cela étant, faire disparaître la condition de solvabilité future ne pose-t-il pas problème ? Si je me fais l’avocate du diable : n’y a–t-il pas un risque de zombification ou d’essor d’activités inutiles … Ce risque constitue une limite me semble-t-il à l’extension de la monnaie libre de dette. C’est pour ma part une raison de ne pas y voir une alternative complète, mais un complément de la monnaie-dette.
  • En effet, la politique monétaire s’affranchirait entièrement du canal du crédit pour transmettre ses effets à l’économie réel si l’institution d’émission contrôlait directement la masse monétaire créée et l’affectait en dehors du marché du crédit (par l’allocation universelle aux ménages ou, en ce qui concerne les subventions aux investissements, par d’autres canaux de distribution fine à mettre en place : les Caisses dont j’ai parlé). Il n’y a donc plus aucune contrainte de solvabilité pour accéder aux encaisses créées : au contraire, la création monétaire solvabilise des dépenses non rentables, comme des investissements verts qui réduisent les externalités négatives des ménages, des entreprises ou des administrations publiques sur l’environnement sans générer aucune recette monétaire. Cela amène votre question sur le risque de zombification : une économie subventionnée perdrait en efficacité, ne tenant plus que par la manne d’argent tombée du ciel plutôt que par la capacité à générer des recettes marchandes. Notons toutefois que c’est déjà largement le cas dans le système actuel (12,5% d’entreprises zombies dans l’OCDE en septembre 2019 comme je le note p. 342). La réforme envisagée permettrait au contraire de mieux cibler les injections de liquidités sans contrepartie : plutôt que des taux nuls ou très bas pour tous, entretenant des entreprises mortes-vivantes (c’est-à-dire qui succomberaient à une normalisation des conditions de financement) sans réellement relancer la demande, on ne subventionnerait que les projets qui doivent l’être par nature en fonction de leurs externalités positives (isolation thermique des bâtiments, dépollution des processus productif dans les entreprises, centrales solaires, transport ferroviaire, hôpital public, école et université, etc.) ce qui alimenterait une véritable demande solvable adressée sur le marché aux entreprises qui, elles, continuent de se financer aux taux de marché, dont on peut désormais envisager sereinement la normalisation. En effet, je rappelle que dans mon modèle, l’essentiel des investissements seraient toujours financés par épargne, donc avec contrepartie, et non par création monétaire : en finançant une relance sans dette par création monétaire pure, la réforme envisagée permettrait donc de remettre d’aplomb le marché des fonds prêtables, de normaliser les conditions de financement et de remettre l’économie à l’endroit, avec des entreprises qui empruntent à intérêt pour financer des investissements qui s’avèrent rentables grâce à la demande qu’elles rencontrent sur le marché, laquelle est en partie subventionnée et, par ce biais, réorientée vers des objectifs sociaux et environnementaux.
  • Votre défense du 100% monnaie exogène repose sur l’idée qu’il permettrait de sortir du « double encastrement de la monnaie dans la dette » tenant d’une part à la mise en circulation de la monnaie par des prêts, d’autre part à l’absence de couverture intégrale des DAV qui sont des créances non couvertes du déposant sur la banque. Vous dites à juste titre que la déflation procède de ces deux facteurs qui s’entremêlent dans la monnaie de crédit : d’une part le désendettement qui réduit la masse monétaire, d’autre part les fuites de liquidité que subissent les banques lors d’une crise de confiance (run). Ensuite vous indiquez que ce problème de run a diminué car le recours aux espèces a beaucoup diminué et la concentration du marché bancaire beaucoup augmenté. Je pense que vous ne mobilisez pas ici les bons arguments :
  • le run peut aujourd’hui se produire sur le marché interbancaire et pas simplement au niveau des dépôts de la clientèle de particuliers
  • la concentration a bel et bien augmenté mais il n’est pas certain qu’elle réduise le risque de run ou ses conséquences déflationnistes. Au contraire, imaginons que BNPP subisse un run, les conséquences seraient énormes bien plus qu’au niveau d’une petite banque.
  • Certes, mais comme l’a pointé Ludovic Desmedt et ses coauteurs dans un papier que je cite dans la thèse, le grand morcèlement du système bancaire américain du XIXe et du début du XXe siècle rendait les bank run fréquents car la moindre banque rurale faisant face à des retraits importants sautait faute de prêteur en derniers ressorts avant la construction du Federal Reserve System. La concentration et l’intégration bancaire mutualise les fonds donc les risques, diluant le risque de bank runs, qui sont aujourd’hui très rares, mais il est vrai que cela déplace la question sur le marché interbancaire (où la confiance a disparu en 2008) et crée des risques systémiques en cas de faillite d’une énorme banque.
  • Ce qui réduit le problème de run des déposants, c’est l’existence de la garantie des dépôts dont le premier dispositif fut introduit aux USA en 1933.
  • Et il me semble que l’existence de la GDD rend obsolète la proposition de Fisher au sens où nous n’avons pas besoin d’une couverture des dépôts par 100% de réserves de monnaie centrale  sur le compte des banques à la banque centrale.
  • A débattre avec Gaël Giraud, mais je ne crois pas du tout que la garantie des dépôts (du reste limitée à 100 000 € : malheur au ménage des classes moyennes qui vient de vendre son appartement pour 200 000 € et conserve l’argent en dépôt le jour où sa banque fait faillite !) soit effective : les fonds existants sont insuffisants, de même que toutes les règles prudentielles sur les fonds propres des banques qui sont ridiculement faibles, et l’Etat ne pourrait, à mon sens, sauver les dépôts en cas de crise systémique qu’en recourant à la création monétaire massive qui aggraverait la dette publique, à moins de se tourner enfin vers l’argent libre. Pour l’heure, tant que la Banque centrale joue son rôle de prêteur en dernier ressort (ce qu’elle ne fait pas toujours parfaitement, comme on l’a vu avec Lehman Brother ou pendant la crise grecque) aucune crise bancaire systémique ne peut avoir lieu, mais les tensions entre Banques centrales dans la zone euro et la virulence des débats sur l’alourdissement du bilan de la BC et la légalité de ses politiques non-conventionnelles empêchent d’exclure la possibilité d’un éclatement complet du système. Et la politique du prêteur en dernier ressort généralisé à toutes les banques et aux Etats depuis des années crée un risque d’aléa moral bien connu (les banques too big to fail spéculant sans risque), une zombification des entreprises, un alourdissement continu du fardeau de la dette, des taux négatifs… bref, une finance punk au cœur d’une économie déflationniste. Le 100% monnaie sanctuariserait définitivement les dépôts des particuliers, mettant fin au chantage au refinancement des banques, en plus de désendetter l’Etat et de faire en sorte que la création monétaire se fasse désormais en dehors du marché du marché de la dette (donc sous forme d’hélicoptère monnaie).

Cela étant dit, je reviens sur votre schéma inspiré du 100% monnaie :

Dans votre schéma

  • les banques achètent des titres de dette publique à hauteur des dépôts qu’elles détiennent.
  • La BC leur rachète ce qui fait augmenter les réserves à hauteur des dépôts. Les nouveaux crédits impliquent une épargne préalable, de nouveaux dépôts.
  • A ce stade la mise en circulation de la monnaie est toujours encastrée dans la dette, les variations de la monnaie en circulation passant par les achats de titres de dette publique. Mais les titres de dette publique qui se retrouvent à l’actif de la banque centrale sont annulés par elle.
  • Plus loin, vous dites : « le poids des marchés financiers serait également réduit par la réforme puisque ceux-ci se développent en partie sur la base des titres de dette souveraine dont le volume diminuera. »
  • Plusieurs questions :
    • D’où viennent les nouveaux dépôts ? Si c’est de l’épargne préalable, que se passe-t-il une fois le stock d’épargne épuisé. L’investissement public aura-t-il permis suffisamment d’investissement privé, permettant lui-même l’épargne ?
    • Comment les besoins de financement externe pour réaliser des projets d’investissement privé sont-ils comblés ?
    • Si c’est l’Etat qui détermine ou évalue les besoins de l’économie dans ce schéma, comment le peut-il pour tout ? (vous écrivez plus loin que « le marché du crédit est incapable d’ajuster spontanément la création monétaire aux besoins de l’économie » mais l’Etat l’est-il davantage ? S’agit de restaurer une planification ferme laissant peu de place à la libre expression des besoins et même les déterminant a priori).
  • Il ne s’agit pas de mettre en place une économie soviétique entièrement financée par l’Etat sous un étroit contrôle bureaucratique ! Il n’est question de rendre à la puissance publique que la création monétaire, pas la gestion de l’épargne. Si l’on augmente la masse monétaire de 5 % sur un an par exemple (en espérant prudemment 2,5% de croissance réelle et 2,5% d’inflation), et même en l’affectant entièrement les encaisses à l’investissement (sans allocation aux ménages pour relancer la consommation), alors, dans le cas français, on parle de 70 milliards d’euros à allouer par la puissance publique, soit seulement 12% de l’investissement total à financer dans l’année (la Formation Brute de Capital Fixe s’élevant à 573 milliards d’euros en 2019 selon l’INSEE, et il s’agirait bien sûr de notre point de vue de l’augmenter) : l’essentiel des investissements (500 milliards) se financerait donc par épargne, comme aujourd’hui. Mais la reprise en main par l’Etat de la création monétaire lui confèrerait un puissant outil de guidage souple de l’économie pouvant faire effet de levier. Cette création monétaire passerait par des chèques sans contreparties faits par l’Institution d’émission aux Caisses de subventions aux investissements, qui elles-mêmes feraient des chèques sans contreparties aux entreprises, ménages et administrations dont elles retiennent les projets d’investissements, après avoir classé les demandes de subvention selon des critères ESG fixés politiquement. Ces nouveaux dépôts s’ajoutent à ceux qui circulent déjà dans l’économie de manière pérenne (ils ne seront pas détruits par le remboursement des crédits dans un système à couverture intégrale des dépôts, où la monnaie n’est plus chrono-limitée) : une partie est placée dans des produits d’épargnes (livrets et dépôts à termes divers, produits financiers…) et alimentent donc une offre de financement payant aux entreprises (et autres agents débiteurs). C’est par le marché des fonds prêtables que cette offre décentralisée est orientée vers une demande exprimée de manière également décentralisée : on peut réguler ce marché de différentes manières si nécessaires (encadrement des taux d’intérêt, prêts à taux subventionnés, garanties publiques, défiscalisation de certains produits d’épargne, structures publiques de collecte de l’épargne et de l’investissement type Caisse des dépôts et consignation, etc.) pour répondre à des objectifs de politique macroéconomique, sectorielle, sociale ou environnementale, mais ce sujet concerne l’allocation de l’épargne et non la création monétaire. Rien n’empêche d’étendre le financement public de l’économie par l’impôt ou la cotisation pour augmenter ainsi le budget des Caisses de subventions aux investissements stratégiques (comme y appelle par exemple Bernard Friot), mais tel n’est pas notre sujet.
    • Dans ce schéma, l’impôt peut disparaître. N’est-ce pas un problème ? Le consentement à l’impôt est une forme de contrat social qui permet de faire société.
  • Non, l’impôt ne disparaîtrait pas ! Il est vrai que Fisher l’évoque, mais à titre tout à fait hypothique, sans y croire lui-même (juste pour montrer qu’il n’y a pas de limite à l’émission une fois que toute la dette publique a été rachetée). En réalité, le volume de création monétaire annuel est très loin de correspondre à l’intégralité de la dépense publique : 70 milliards, c’est à peine un cinquième du budget général de l’Etat en 2019, sans compter celui des collectivité locales ni de la Sécurité sociale ! Et la création monétaire n’a pas à se substituer à l’impôt en financer le budget général de l’Etat dans lequel l’investissement ne représente que 14 milliards : cela rendrait l’Etat structurellement dépendant, pour ses dépenses de fonctionnement, de flux de créations monétaires qui doivent varier en fonction de la conjoncture. C’est pour cela que je préconise deux modes d’allocation des nouvelles encaisses en dehors du budget : soit l’allocation universel, soit les subventions aux investissements distribués par un réseau de Caisses indépendantes du budget de l’Etat (le poids relatif de ces deux canaux variant en fonction des arbitrages en faveur de la relance de la consommation ou de l’investissement).
    • Comment le volume de titres de dette souveraine peut diminuer puisque ce qui va constituer les réserves des banques à la banque centrale ce sont les rachats par la BC de titres de dette publique achetés par les banques ?
  • Les réserves des banques à la BC sont constituées par des dépôts en monnaie centrale que possèdent les banques commerciales dans leurs comptes courants auprès de la BC. Cette monnaie est aujourd’hui insuffisante pour couvrir l’intégralité des dépôts à vue, mais la BC en créerait jusqu’à ce que la base monétaire soit strictement égale à la masse monétaire, et la mettrait en circulation en achetant aux banques des titres souverains qu’elle annulerait au fur et à mesure. Ainsi, le stock de dette publique diminue, les banques ont une couverture intégrale des dépôts à vue et ne peuvent plus créer de monnaie, et la BC a le monopole de la création monétaire : elle crée de nouveaux dépôts en faisant des chèques à des agents, donc en créant la monnaie centrale à partir de rien et en la transférant sur le compte courant de leur banque auprès de la BC : ce sont les nouvelles réserves, qui constituent, à l’actif du bilan de la banque commerciale, la contrepartie comptable du nouveau dépôt apparu à son passif quand le client a déposé son chèque de monnaie hélicoptère. Le bilan de la banque commerciale est donc équilibré, mais pas celui de la banque centrale : elle a créé un passif pur (la monnaie centrale) sans contrepartie comptable à son actif. De la même manière, lors de la transition vers le 100% monnaie, elle avait créé des réserves de monnaie centrale à son passif pour les banques tout en rachetant des titres souverains à son actif, mais elle avait ensuite annulé ces actifs : il faut donc admettre qu’une Banque centrale n’a aucune raison d’avoir un bilan équilibré. Si l’on tient à la fiction du bilan équilibré, on peut aussi faire preuve de créativité comptable en créant un poste « réserves » ad hoc, purement performatif, à l’actif du bilan de la BC, représentant de manière scripturale la monnaie centrale « gardée dans ses coffres » par la BC pour le compte de ses déposants (les banques commerciales) bien que cet argent soit immatériel. Mais je pense plutôt qu’il faudrait cesser de considérer la monnaie centrale comme un passif de l’institution d’émission, pour la voire plutôt comme un actif pur, la liquidité ultime, et non une dette à rembourser… L’institution d’émission tiendrait les comptes de M1, enregistrant à la fois le montant total des encaisses en circulation dans l’économie et la localisation de chaque euro dans telle ou telle banque à chaque instant, mais sans que ce registre soit considéré comme une dette de sa part auprès des déposants. Cela appellerait des développements conséquents et polémiques, l’essentiel ici étant de se rappeler que la BC peut avoir un bilan déséquilibré, donc effacer la dette publique qu’elle détient à son actif ou mettre de la monnaie en circulation (donc creuser son passif) sans avoir d’actif en contrepartie.
    • Votre schéma est très compliqué et pose question quant à la capacité de répondre à l’ensemble des besoins de financement. Un schéma qui me semblerait plus réaliste consisterait à identifier des dépenses publiques indispensables à la collectivité (gestion de crise sanitaire – prévention de la crise climatique – éducation – santé) au sein d’une « commission » ou d’une entité institutionnelle ad hoc. Ces dépenses seraient prises en charge par la banque centrale qui transfèrerait la monnaie centrale nécessaire à ces dépenses à Monétisation
    • Parallèlement, lorsqu’il faudrait accélérer et amplifier la transmission de la politique monétaire pour obtenir un effet macroconjoncturel (ramener le PIB à son potentiel) et sortir de la déflation, de la MH serait versée aux ménages et aux entreprises.
    • Le tout en maintenant une activité de crédit au sein des banques pour répondre aux besoins de financement des entreprises et des ménages Le dispositif de garantie des dépôts protégeant les déposants des banques. Qu’en pensez-vous ?
  • J’espère que ces schémas clarifient un peu : https://monnaie-sans-dette.com/index.php/2021/03/20/schema-dun-mode-demission-exogene-2/ Ce n’est pas très éloigné de ce que je propose, à deux nuances près :
  • La « commission » que vous évoquez est chez moi accompagnée d’un réseau de Caisses de subventions aux investissements stratégiques, afin d’assurer une distribution fine des encaisses au plus près des besoins, selon des critères unifiés définis politiquement.
  • Les banques maintiennent une activité de prêt à l’économie très importante, mais n’ont plus de pouvoir de création monétaire, et financent ces prêts uniquement en collectant l’épargne sous forme de dépôts à terme, comme le font les caisses d’épargne. Les dépôts à vue seraient quant à eux entièrement couverts par les réserves des banques à la Banque centrale.
  • La « monnaie libre de dette » (je préfère cette expression plutôt que monnaie exogène pour les raisons mentionnées plus haut) ne règle pas la question de l’instabilité financière. Et c’est la raison pour laquelle ce n’est pas une alternative au policy-mix politique monétaire/politique budgétaire/ politique macroprudentielle.
  • C’est vrai !

Une question plus générale sur le rapport que vous établissez entre hétérodoxie et propositions de monnaie libre de dette. Ces propositions ne sont évidemment pas le fait des orthodoxes mais suscitent également beaucoup d’oppositions chez les hétérodoxes. Vous analysez d’ailleurs de manière approfondie la conception de l’endogénéité de la monnaie chez certains hétérodoxes qui les conduit assez spontanément à s’opposer à la monnaie hélicoptère en y voyant seulement une forme de monnaie exogène ou parce qu’ils y voient aussi, pour certains d’entre eux qui intègrent beaucoup moins les aspects monétaires et financiers dans leur logiciel de pensée, une forme dévoyée de politique budgétaire. Quoi qu’il en soit, il ne me semble pas juste d’attribuer aux « hétérodoxes » la paternité de la monnaie libre. Je crois que la plupart des hétérodoxes y sont tout aussi opposés que les orthodoxes et qu’il nous faut désormais distinguer au sein de notre champ disciplinaire non plus deux sphères l’une orthodoxe, l’autre hétérodoxe, mais trois (je vous laisse le soin de baptiser cette 3ème sphère).

  • Métadoxie ? Puisque cette troisième sphère se situe au-delà du débat classique entre les courants orthodoxes et hétérodoxes (méta = au-delà, doxa = opinion… peut-être d’ailleurs cela évoquera-t-il l’idée qu’on est dans la science sociale, au-delà de l’opinion !)

J’ai également une question sur le rapport entre dette et hiérarchie. Vous commencez par dire à la suite de Graeber que la dette est une suspension temporaire de l’égalité mais ne relève pas de la hiérarchie. Puis au fur et à mesure, vous analysez la dette comme un rapport social agonistique qui oscille entre égalité et inégalité entre échange réciproque et hiérarchie. Je me demande si d’emblée la dette n’a pas à être analysée comme un rapport hiérarchique entre celui qui peut prêter (pouvoir) et celui qui doit emprunter (et qui se place d’emblée dans une relation de subordination).

De manière plus prosaïque, le montant et le prix d’un prêt dépendent des conditions de revenus, qui dépendent de la condition sociale … Vous écrivez à la suite de Graeber que « la dette ne saurait exister entre un esclave et son maître » mais au fond elle existe entre dominants et dominés … Et comme la dette meurt avec son remboursement, n’est-elle pas en soi un rapport du subordination, donc un rapport inégal, donc hiérarchique (la question est d’ailleurs posée plus loin dans la thèse) ? Bref, la dette est-elle fondamentalement une relation entre égaux ? Cet accord entre égaux pour ne plus être égaux selon Graeber n’est-il pas dès le départ un accord entre inégaux, à même d’ailleurs de renforcer l’inégalité ? Comment vous situez-vous par rapport à Graeber sur cette question et au-delà de cette idée d’oscillation entre égalité et inégalité, ne faut-il pas voir la dette d’emblée comme un rapport hiérarchique, à même d’approfondir la hiérarchie ?

  • C’est une vraie question. Graeber a raison de distinguer la hiérarchie, inégalité permanente entre des statuts différents, de la dette qui suspend provisoirement la réciprocité dans l’échange, et donc l’égalité entre les co-échangistes, mais au risque de basculer dans la hiérarchie si la dette ne peut être remboursée (thème de la servitude pour dette), mais j’ai voulu montrer qu’on peut aussi analyser la dette comme un capital à la suite de Marx, un rapport social dans lequel l’argent produit de l’argent, et où l’inégalité était préalable à la dette et ne fait que se renforcer via les intérêts. On ne peut parler de subordination au sens strict, car ce terme caractérise le contrat de travail en droit des contrats (c’est même l’élément qui permet au juge de requalifier certains contrats de prestation en contrat de travail, avec tous les droits sociaux qui en résultent pour le travailleur et les obligations pour l’employeur) : dans la dette, le débiteur n’est pas placé sous les ordres directes du débiteur (même si certains cas, comme celui de l’Etat grec face aux memorenda de la troïka, pose question). J’ai proposé de parler de rapport de dépendance : ni égalité véritable, ni subordination complète. J’ai aussi voulu distinguer les cas : une inégalité provisoire qui se constitue dans l’échange (délais de paiement accordé à un client par un fournisseur, paiement en plusieurs fois accordé au consommateur, etc.) et se résorbe à court terme ne fait que fluidifier les échanges en assouplissant la contrainte de paiement, mais c’est très différent d’une inégalité préalable qui se renforce par la dette parce que l’un dispose d’un capital et l’autre manque de liquidité et devient son débiteur parce qu’il est sous sa dépendance. Ainsi, quand un prolétaire emprunte à un rentier, quand un salarié emprunte à son patron (truck system), etc. Il y a ici des positions de classes que la dette consacre et renforce, même si théoriquement l’inégalité qu’elle ajoute n’est que provisoire, cessant dès lors que la dette sera remboursée. Le cas des banques modernes relève encore plus explicitement de la hiérarchie, puisqu’outre le rapport de force inégal que crée l’oligopole bancaire (quelques banques mettant en concurrence des millions de clients, ce sont elles qui imposent leurs conditions et non l’inverse) elles ont la capacité à créer la monnaie qu’elles prêtent : il y a là une différence statutaire permanente caractéristique de la hiérarchie.

Question subsidiaire relative à ce rapport entre débiteur et créancier dans le « contrat de dette ». Vous écrivez qu’ « il arrive bien sûr que l’équilibre entre débiteur et créancier s’avère finalement impossible à restaurer, et que les dettes soient alors annulées pour restaurer l’égalité …ou transformées en « dettes perpétuelles ».  Vous mettez donc sur le même plan « annulation » et « dette perpétuelle ». Le sont-elles véritablement ? je ne le pense pas. La « dette perpétuelle » maintient le rapport de subordination même si elle suspend le remboursement ; elle le maintient précisément parce qu’alors la dette ne s’éteint jamais. L’annulation est, au contraire, un rétablissement de l’équilibre, à l’initiative du créancier qui abandonne sa créance. Le défaut s’en distingue parce qu’il est à l’initiative du débiteur qui le déclare et qui ce faisant peut rompre la relation de confiance dont vous soulignez le caractère crucial.

  • Je suis entièrement d’accord : c’est pourquoi je suis favorable à l’annulation de la dette publique détenue par la BC même si celle-ci pourrait théoriquement la renouveler perpétuellement : le simple maintien formel de la dette porte en lui la possibilité que la BC cesse un jour, pour telle ou telle raison politique, conjoncturelle ou idéologique, de se montrer accommodante (comme la BCE l’a fait avec la Grèce), et c’est précisément dans les moments de crises que se dévoile toute la violence des rapports de domination (comme lorsque l’employeur licencie le salarié même si jusque-là la relation était cordiale : c’est l’heuristique du négatif chère à Frédéric Lordon et à l’Ecole de la Régulation). Une dette perpétuelle est un entre-deux : elle n’a pas à être renouvelée, elle est une fois pour toute perpétuelle, mais elle a un prix si elle est à taux positif (les intérêts constituent alors une rente perpétuelle) et elle est un pur oxymore si elle est à taux nul : une créance qui ne donne aucun droit n’est qu’une fiction comptable, et une dette qui ne donne aucune obligation n’en est pas une. On cherche simplement par ce biais à ne pas effrayer le public et à maintenir symboliquement l’Etat sous la tutelle fictive du créancier (en l’occurrence la BC, donc lui-même…) : on veut supprimer la dette tout en maintenant la domination qui l’accompagne sur le plan symbolique pour éviter tout « dérapage » des finances publiques…

Vous évoquez le cas particulier de la dette des Etats : les Etats font « rouler » leur dette et vous y voyez un renouvellement perpétuel de la dette. A mon sens, ce n’en est pas véritablement un, car il s’agit en fait de rembourser une dette passée avec une dette nouvelle, dont rien ne garantit jamais qu’elle aura exactement les mêmes caractéristiques, notamment concernant son prix (le taux exigé par le créancier). Ce qui s’appelle cavalerie pour la dette privée ou financement Ponzi ne l’est-il pas finalement aussi pour les Etats (cf. note 1 p32) ?

  • Tout à fait ! Le fait que les taux soient nuls ou négatifs et la BC accommodante ne garantit nullement qu’il en sera toujours ainsi !

A propos de la théorie spinoziste des affects appliquée à la dette : vous écrivez que « la dette ne peut être pensée que comme un affect triste » et que symétriquement  « le prêt d’argent est un affect joyeux qui augmente la puissance d’agir ». Or la dette est la contrepartie du prêt d’argent, la dette est le prêt pour le créancier, l’emprunt pour le débiteur, donc la dette porte en elle ce double affect, cette ambivalence, tout comme la monnaie à la fois lien social (liant) et objet de désir et d’accumulation (dissolvant du lien social). Là aussi, on peut avoir l’impression d’une évolution ou d’un changement de conception au fil de la thèse. Je trouve l’ambivalence un peu mieux exprimée lorsque vous écrivez : « l’affect joyeux de l’accès à la liquidité, indispensable au fonctionnement d’une économie monétaire de production, se trouve dès lors encastré dans l’affect triste du fardeau d’endettement. ». Pourquoi ne pas insister d’emblée sur cette ambivalence plutôt que d’associer uniquement la dette à l’affect triste ?

D’accord en revanche sur le fait que la monnaie libre de dette apporterait à son bénéficiaire un pouvoir d’achat (affect joyeux) qui ne se paierait pas d’un affect triste (c’est-à-dire d’un intérêt à payer et d’un principal à rembourser).

  • C’est une question de vocabulaire : la dette est l’obligation de rendre (affect triste) qui nait d’un prêt d’argent (affect joyeux de l’accès à la liquidité). L’ambivalence serait sans doute à mes yeux à situer dans le terme « crédit », qui peut désigner les deux (octroyer un crédit = accorder un prêt ; avoir un crédit sur le dos = supporter le fardeau d’une dette).

Vous passez de temps en temps de la notion de « monnaie » à celle d’« argent » (p68). Faites-vous une différence ou pas entre les deux ? Sont-ce deux concepts différents ou pas ?

  • Non, pas pour moi. Le terme argent évoque plutôt les encaisses, comme moyens de paiement et réserve de valeur, alors que le terme monnaie englobe aussi la notion de monnaie de compte, la dimension holistique de la monnaie, mais je n’ai pas pointé des concepts différents en utilisant l’un ou l’autre terme.

Quelques questions à propos de la déflation par la dette de Fisher :

  • vous semblez y voir un schéma d’instabilité monétaire plutôt qu’un schéma d’instabilité financière et, à l’inverse dans la théorie de Minsky, un schéma d’instabilité financière plutôt qu’instabilité monétaire. Ne s’agit-il pas dans les deux cas d’un double schéma d’instabilité financière et monétaire ? L’endogénéité ne faisant qu’aggraver l’instabilité financière (ce que vous dites d’ailleurs plus loin dans l’annexe 2).
  • Les deux sont intimement liées, chez ces auteurs. Mais l’originalité de Fisher me semblait être d’avoir aperçu derrière la crise financière un mécanisme proprement monétaire qui est passé au second plan dans les débats macroéconomiques de la deuxième moitié du XXe siècle, notamment chez Minsky, Tobin, etc., car les principaux mécanismes que l’on retient de l’analyse de ces auteurs auraient lieu aussi bien en régime de monnaie exogène. Les mécanismes d’instabilité financière sont aujourd’hui largement connus des économistes et même du grand public, mais l’instabilité propre à la monnaie endogène l’est beaucoup moins, et j’ai voulu insister dessus sans nier l’instabilité proprement financière, ni le fait que les deux processus interagissent par exemple dans l’accélérateur financier ou la spirale désendettement-déflation.
  • Chez Fisher ce sont les ventes en catastrophe qui alimentent la déflation qui fait augmenter le poids réel de la dette. Nous sommes aujourd’hui dans une situation où la déflation progresse sans course au désendettement. Après la crise financière de 2007-2008, la dette, celle du secteur privé et celle du secteur public, n’a pas du tout diminué et a au contraire poursuivi son essor, exprimée en % du PIB. On est toutefois actuellement dans une phase déflationniste qui va renforcer le poids de la dette. Bref, le schéma fishérien est-il transposable ou pas à la période post 2008 ?
  • Chez Fisher, les ventes en catastrophes alimentent la déflation, mais ce n’est pas le seul mécanisme ni le principal : outre la chute des cours de bourse, il y a un credit crunch et une destruction monétaire liée au remboursement des dettes en régime de monnaie endogène, au tarissement du crédit par non renouvellement de l’encours des prêts échus, et par retraits d’espèces qui oblige les banques à réduire encore leur volume de dépôts pour respecter les coefficients de réserves fractionnaires (quand elles ne font pas tout simplement faillite par bank run). C’est le cœur de son analyse, bien plus que l’effondrement des cours de bourse par les vente en catastrophe. Selon Fisher, entre 1929 et 1933, l’endettement nominal a diminué de 20 % aux Etats-Unis, mais cela provoque la destruction de sept milliards de dollars en quatre ans (la masse monétaire passe d’environ 27 milliards en 1929 à 20 milliards en 1933), et la vitesse de circulation de la monnaie diminue d’un tiers car les échanges ralentissent : ces deux effets combinés créent une rareté de la monnaie donc une formidable hausse de son pouvoir d’achat (le dollar s’apprécie de 75 % du fait de la baisse des prix)… ce qui mène le poids réel de l’ensemble des dettes de l’économie à augmenter de 40 % alors même que le stock nominal de dettes a chuté de 20 % ! Ainsi, selon Fisher, plus les débiteurs remboursent leurs dettes, plus ils sont endettés : c’est la spirale désendettement-déflation. Est-ce transposable à la période post 2008 ? Oui et non : nous n’avons pas connu une baisse des prix aussi spectaculaire, ni un effondrement aussi profond et durable des cours de bourses, ni le recul du PIB et de l’emploi de la crise des années 1930… mais c’est parce que les Banquiers centraux (en particulier Ben Bernanke, spécialiste de cette période) ont appris de cette crise et ont déployé d’extraordinaires politiques non conventionnelles pour l’enrayer. Les mécanismes sous-jacents étaient prêts à s’enclencher et à nous entraîner dans la spirale désendettement-déflation aussi sûrement qu’en 1929, puisque les institutions n’ont pas été modifiées conformément aux préconisations de Fisher (monnaie exogène, couverture intégrale des dépôts à vue). On est resté, ou revenu depuis les années 1980, dans une monnaie endogène et une finance dérèglementée : seule la régulation conjoncturelle de la BC a pu éviter le pire, sans empêcher toutefois la Grande Récession, et l’on est toujours bloqué dans la même situation car quand les BC tentent de normaliser leurs politiques monétaires, le système monétaire, bancaire et financier menace de s’effondrer… les obligeant à poursuivre toujours plus loin l’assouplissement quantitatif quitte à alimenter de dangereuses bulles spéculatives sans relancer l’économie réelle !

Une question sur la contradiction des libéraux, idée que vous reprenez de la thèse d’A Vila : « d’un côté les libéraux tiennent la monnaie pour neutre, d’un autre ils la tiennent pour responsable des déséquilibres ». De quels déséquilibres s’agit-il hormis l’inflation ?

Je trouve importante la rectification que vous faites à propos de la conclusion d’A Vila :

« Les réformes proposées par Fisher cherchent moins à restaurer la neutralité de la monnaie que sa stabilité ». La MH ferait assez mécaniquement retrouver une relation entre la variation de la quantité de monnaie en circulation et celle du niveau des prix des biens et services puisqu’elle ferait circuler la monnaie relativement plus dans la sphère financière.

  • C’est essentiellement l’inflation qui pose problème aux libéraux, mais ils mettent tout autant la déflation et le chômage de masse sur le dos de la monnaie seule dans le cas de Fisher (cf. son analyse de la spirale désendettement déflation restituée ci-dessus). Le tort des libéraux est je pense de faire de la monnaie l’unique cause des problèmes économiques là où, à l’inverse, certains postkeynésiens tendent à dédouaner la monnaie de toute responsabilité : l’inflation ou la déflation n’auraient selon eux jamais de cause monétaire (pas même en partie), et il n’y aurait jamais ni sur- ni sous-émission (la quantité de monnaie en circulation étant selon eux toujours parfaitement ajustée aux besoins de l’économie). La monnaie devient alors une simple variable passive n’expliquant rien par elle-même, et ne faisant que refléter les aléas de la demande. J’ai tenté de croiser (en mobilisant les concepts de l’Ecole de la Régulation) les analyses de Fisher et celles de Keynes pour montrer comment des problèmes de demande globale, de confiance, d’instabilité financière, etc., interagissent avec des problèmes proprement monétaires. L’endogénéité de la monnaie, loin d’être un gage de stabilité, est à mes yeux un facteur supplémentaire et non-nécessaire d’instabilité, qu’il convient de dépasser par une monnaie exogène, non pas pour prétendre éliminer ainsi tout désordre comme l’imaginait Fisher, mais pour mieux réguler la demande globale par des politiques monétaires et budgétaires expansionnistes d’inspiration keynésiennes enfin libérées de la dette et des canaux de transmission si imparfaits du marché du crédit.

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