Afin de comprendre comment se construisent les rapports de force dans chaque configuration particulière, nous insisterons moins sur les chiffres bien connus des ratios d’endettement que sur les modalités pratiques des mesures adoptées par les créanciers ou les débiteurs dans quelques épisodes spécifiques de la période historique qui nous intéresse – ce qui implique une attention aux reconfigurations du rapport de force qui se jouent dans des séquences évènementielles parfois denses, et pour l’étude desquelles nous nous fonderons pour l’essentiel sur une revue de presse. Nous mettrons notamment l’accent sur des mécanismes institutionnels particuliers comme le cantonnement d’un pays débiteur au guichet de refinancement d’urgence de la Banque centrale [Emergency Liquidity Assistance (ELA)], ou sur les marges de sédition que certains débiteurs parviennent à dégager en pratique.
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Il nous faut, pour finir et nuancer l’élaboration conceptuelle de la dette comme rapport social agonistique, préciser que si, dans l’affrontement de puissances qui se joue entre créancier et débiteur, la domination est clairement celle du premier sur le second, il existe cependant toujours la possibilité d’une sédition, pour reprendre un terme spinoziste. L’imperium du créancier, c’est-à-dire sa capacité à tenir sous sa norme la puissance du débiteur pour le faire travailler à son profit, n’est jamais parfaite et définitive. C’est un affect triste, la peur, qui tient le débiteur sous la loi de son créancier – la peur de ne plus accéder aux liquidités–, mais au-delà d’un certain seuil de tolérance, un affect marginal peut déterminer le débiteur à entrer en sédition contre son créancier, à lutter contre ce rapport de domination dont le poids se fait soudain ressentir comme pire que la situation d’illiquidité. L’équilibre de la balance affective du corps social est alors rompu, ce qui le pousse à la sédition. Nous allons nous arrêter sur cette possibilité de sédition, qui met en lumière une dimension importante du rapport d’endettement, à savoir qu’il s’agit d’un rapport d’interdépendance. C’est du reste ce que Keynes avait bien compris : « Vous devez dix mille livres, vous avez un problème avec votre banque, vous devez dix millions de livres, c’est la banque qui a un problème avec vous »[1].
On pourrait citer de nombreux cas de sédition : la Bolivie en 2000[2], l’Islande en 2008[3], l’Irlande en 2010[4] … Le cas chypriote résume à lui seul différentes issues possibles du rapport d’endettement, de la pure spoliation des épargnants à la résistance du parlement en passant par la négociation avec les créanciers ou la soumission à leurs exigences. Dans ce paradis fiscal très apprécié des grosses fortunes russes (oligarques et mafieux) selon Le Monde[5], l’activité bancaire hypertrophiée était gangrénée par la corruption. A la suite des défauts de paiements partiels de la Grèce intervenus en 2011 et 2012, les grandes banques de Chypre risquent alors de faire faillite. Un plan de sauvetage du secteur financier est élaboré dans la nuit de vendredi 15 à samedi 16 mars 2013 pour apporter des sommes supérieures à la moitié du PIB chypriote, notamment en ponctionnant purement et simplement l’épargne des particuliers, à hauteur de 6,75 % de chaque dépôt jusqu’à cent mille euros et 9,9 % au-delà[6]. Ce plan a toutefois été refusé par le parlement chypriote. Dans la nuit du 24 au 25 mars 2013 est adopté un second plan élaboré par la Troïka, qui garantit cette fois les dépôts de moins de cent mille euros pour préserver les petits épargnants[7]. Une sédition se met également en place au sujet du programme de privatisations. Le 28 février 2014, après une semaine de grèves et de manifestations, le parlement refuse de voter la privatisation des compagnies d’électricité et de télécommunications et des deux principaux ports du pays, entraînant le départ de quatre ministres et la démission du gouvernement[8].
[1] Yann Moulier-Boutang, « La dette, la vie et la mauvaise économie. Éloge intempestif de la dette », Multitudes, vol. 48, n° 1, 2012, p. 149 à 157.
[2] Franck Poupeau, « La guerre de l’eau. Cochabamba, Bolivie, 1999-2001 », Agone, 2002, n° 26-27, p. 133 à 140. La privatisation de l’eau imposée en 2000 par la Banque Mondiale comme condition de l’un de ses prêts (“Major Cities Water and Sewerage Rehabilitation Project”) a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase, l’affect marginal renversant la balance affective et entamé le recul du pouvoir des créanciers.
[3] L’État islandais, qui avait initialement accepté de rembourser aux créanciers britanniques et néerlandais, pour éviter une crise systémique, les dettes des grandes banques privées qui se déclaraient en faillite en 2008, a fini par les nationaliser à la suite d’une formidable sédition populaire, au contraire de ce qui s’est vu aux Etats-Unis, en Angleterre, en France, en Allemagne et ailleurs.
[4] Romaric Godin, « Comment l’Irlande a liquidé son fardeau bancaire en une nuit », La Tribune, 07/02/2013, https://www.latribune.fr/actualites/economie/union-europeenne/20130207trib000747514/comment-l-irlande-a-liquide-son-fardeau-bancaire-en-une-nuit.html (consulté le 22/09/2018). Depuis 2010, l’Etat irlandais devait rembourser chaque année en mars trois milliards d’euros à l’IRBC, structure de défaisance regroupant des banques nationalisées en 2009 et 2010, permettant à celle-ci de rembourser ses propres dettes à la BCE. Après avoir fait disparaitre l’IRBC pendant la nuit, le gouvernement annonça dans l’après-midi avoir trouvé un accord avec la BCE : la reconnaissance de dettes du gouvernement envers l’IRBC était remplacée par le versement direct à la BCE d’une obligation d’Etat, « alors même que la BCE ne doit pas acheter directement des dettes émises par les Etats de la zone euro. Certes, ici, il s’agit d’une conversion d’une dette bancaire. Mais ceci a furieusement le goût d’un renflouement direct. » Romaric Godin conclut : « pour la première fois depuis le début de la crise, un pays a fait céder ses créanciers et la BCE dans un mouvement rapide et inédit. »
[5] Les Russes détiennent environ 30 milliards d’euros de dépôts dans les banques chypriotes selon Moody’s, et sont débiteurs, selon Morgan Stanley, pour environ 50 milliards d’euros. Source : Denis Dupré, « Le sauvetage des banques chypriotes a épargné les mafias, mais pas les contribuables », Le Monde Economie, 15/04/2013, https://www.lemonde.fr/economie/article/2013/04/15/le-sauvetage-des-banques-chypriotes-a-epargne-les-mafias-mais-pas-les-contribuables_3159888_3234.html (consulté le 23/09/2018).
[6] Anne Bauer, « La zone euro veut sauver Chypre avec la participation des déposants bancaires », Les Échos, 18/03/2013, https://www.lesechos.fr/18/03/2013/LesEchos/21398-023-ECH_la-zone-euro-veut-sauver-chypre-avec-la-participation-des-deposants-bancaires.htm (consulté le 23/09/2018).
[7] « Bank of Cyprus confirme une taxe sur les gros déposants », Les Échos avec Reuters, 30 mars 2013, https://www.lesechos.fr/30/03/2013/lesechos.fr/0202675213932_bank-of-cyprus-confirme-une-taxe-sur-les-gros-deposants.htm (consulté le 23/09/2018).
[8] Alexia Kefalas, « Crise politique à Chypre, au bord de la faillite », Le Figaro Economie, 28/02/2014, http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2014/02/28/20002-20140228ARTFIG00145-crise-politique-a-chypre-au-bord-de-la-faillite.php (consulté le 23/09/2018).