La monnaie
Pour [les néoclassiques], la monnaie n’est pas absolument indispensable à l’ordre marchand : le mystère de l’économie marchande, c’est-à-dire d’un ordre décentralisé, s’explique non pas par l’institution monétaire, mais par l’existence de prix d’équilibre qui égalisent l’offre à la demande et rendent mutuellement compatibles les désirs individuels en apparence contradictoires des agents. C’est donc l’équilibre spontané du marché qui permet de surmonter l’atomisation des agents et de créer un ordre marchand, la monnaie ne venant que faciliter le processus. Or, si la possibilité d’un tel équilibre a pu être démontrée (sous certaines conditions restrictives) par la théorie de l’équilibre générale d’Arrow et Debreu[1], point d’orgue de cette approche, celle-ci s’est pourtant heurtée à l’impossibilité de démontrer sa stabilité, c’est-à-dire la convergence spontanée de l’économie vers cet équilibre.
Ainsi, rien ne permet d’affirmer que l’équilibre sera effectivement atteint : le mystère des économies marchandes ne peut donc être résolu sur la seule base d’axiomes relevant de l’individualisme méthodologique le plus strict – lesquels masquent d’ailleurs en réalité des hypothèses institutionnelles lourdes mais implicites, comme le montre André Orléan dans L’Empire de la valeur[2]. Il apparait donc impossible de rendre compte de l’ordre marchand sans pensée des institutions, et en particulier de la monnaie, ce qui implique de sortir d’un individualisme méthodologique étroit. Il est à cet égard notable que de nombreux théoriciens néoclassiques qui éliminent la monnaie de leurs postulats, tentent de la réintroduire après-coup, mais dans un univers marchand dont l’explication n’a pas recouru à la monnaie, ce qui rend son insertion ex post compliquée. Différentes tentatives successives ont en effet tenté de prendre en compte la monnaie dans les modèles néoclassiques, mais sans pouvoir véritablement justifier son existence dans le cadre de l’individualisme méthodologique strict.
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Il semble donc que seule une approche résolument institutionnaliste soit pleinement à même de rendre compte du fait monétaire. La version sans doute la plus aboutie d’une telle approche est celle développée depuis les années 1980 par Michel Aglietta et André Orléan[3], qui proposent une genèse conceptuelle de l’institution monétaire à partir de la théorie du désir et de la violence mimétique de René Girard. Rompant radicalement avec les axiomes néoclassiques, les auteurs offrent une conception hétérodoxe de la monnaie comme institution fondatrice d’une communauté de valeur qui est au principe de l’échange marchand : la monnaie n’apparait plus comme le fruit du marché, mais sa condition de possibilité (ce qui distingue cette approche de celle de Carl Menger et des modèles de prospection[4]), qui, établissant une échelle de grandeur partagée pour évaluer les marchandises, les rend commensurables et échangeables[5]. C’est la face holiste de la monnaie, par laquelle la totalité sociale est présente au cœur de chaque relation marchande interindividuelle, et dont la compréhension mobilise les concepts de souveraineté, de confiance et de communauté monétaire[6]. La monnaie se caractérise toutefois par une ambivalence fondamentale, puisqu’elle présente aussi une face individualiste, suscitant le désir privé, en tant que bien pouvant être accaparé et intégré dans le patrimoine individuel d’un agent. Cette ambivalence fondamentale explique que l’histoire du fait monétaire soit marquée par de fréquentes crises monétaires et financières : l’hyperinflation caractérise par exemple une situation de déchaînement des désirs privés qui ruine la confiance collective nécessaire à la stabilité de l’étalon monétaire (c’est-à-dire à sa capacité à dire la valeur), tandis qu’une crise financière ou une spirale déflationniste correspond à une situation de défiance mutuelle entre les agents qui se replient sur la confiance collective dans la monnaie au point de la thésauriser plutôt que de la dépenser, ruinant la circulation marchande. La conception de la monnaie proposée par Michel Aglietta et André Orléan permet de rendre compte aussi bien de l’ordre monétaire que de ses crises, là où la théorie néoclassique ne voit le plus souvent dans la monnaie qu’un voile sur l’économie sans effet sur l’ordre marchand.
La dette
L’analyse en termes de contrat qu’implique l’individualisme méthodologique ne saurait selon nous épuiser le concept de dette, auquel il convient de restituer son épaisseur anthropologique en l’appréhendant comme un rapport social, c’est-à-dire comme un type d’interactions entre individus produites et contraintes par des structures dont les formes sont historiquement et géographiquement variables – et c’est précisément leurs variations que nous aurons à étudier dans la suite de la thèse. Loin de se résorber dans un pur accord de volontés libres se déterminant en apesanteur sociale, la dette procède au contraire d’un jeu social se déployant dans un cadre institutionnel donné qui lui donne son sens (au sens large du terme « institutionnel », incluant des organisations et dispositifs juridiques, mais aussi un contexte politique et culturel, un ensemble de pratiques et de représentations conventionnelles constituant autant de normes sociales). Il ne s’agit bien sûr pas de nier qu’une dette est un contrat, mais de penser ce contrat comme un rapport social, c’est-à-dire comme le fruit non pas des seules décisions individuelles, mais de tout un contexte social qu’il s’agira de spécifier (notamment en mobilisant le concept de mode de régulation) dans la suite de notre recherche. Parler de rapport social plutôt que de contrat optimal constitue donc une rupture épistémologique radicale avec l’individualisme méthodologique et la théorie du choix rationnel qui fonde la conception néoclassique, aujourd’hui dominante, pour lui substituer l’approche d’une « économie des affects » et des rapports de puissance telle que Frédéric Lordon la développe à partir de la philosophie spinoziste[7].
L’idée centrale est d’expliquer le social par le social (comme le fait toute science sociale) : l’individu est pensé comme un conatus, c’est-à-dire un élan de désir sans objet prédéterminé, qui reçoit sa détermination des relations sociales qui l’affectent et déterminent sa trajectoire. Chaque conatus est également conçu comme une puissance d’agir, c’est-à-dire d’affecter d’autres individus pour les déterminer à sentir, penser ou agir de telle ou telle manière. Cette puissance varie en degré selon les affects déterminés par sa trajectoire sociale antérieure, et qui l’inscrivent, dès lors qu’il s’agit d’affects communs à plusieurs individus (soit d’institutions au sens large), dans un courant de puissance collective coalisant plusieurs conatus individuels. Une telle « puissance de la multitude » (potentia multitudinis) est à la fois le fruit et la source des « affects communs » : c’est une « transcendance immanente », née des interactions individuelles immanentes mais s’imposant à tous comme transcendante en tant qu’elle échappe au contrôle de chacun.
Le rapport d’endettement nous semble ainsi à penser comme une affaire de puissances et d’affects. Cela ne relève pas d’un jeu conceptuel gratuit, mais permet de voir et de donner sens à toute la dimension agonistique de la dette qu’occulterait le seul recours à la théorie du choix rationnel. Nous illustrerons plus loin, notamment à partir du cas grec, ce que permet de saisir la conceptualisation de la dette comme rapport de puissance, mais évoquons déjà quelques faits empiriques qui échapperaient à une analyse néoclassique alors qu’ils sont constitutifs de la réalité sociale de la dette telle qu’elle est vécue par les acteurs sociaux, qui se trouvent marqués dans leurs corps et leurs esprits par la violence de ce rapport social que nous définirons plus loin comme un rapport de dépendance. Il existe de nombreux articles, publiés pour l’essentiel dans des revues médicales, sur l’impact du surendettement sur la santé mentale et physique, et plus radicalement sur le suicide[8], réaction extrême qui dévoile la puissance affective de ce rapport social. Une étude menée en Angleterre[9] montre par exemple que les personnes endettées sont deux fois plus susceptibles de penser au suicide toute chose égale par ailleurs. Ce risque dédoublé d’avoir des pensées suicidaires en cas de surendettement se traduit aussi par un passage à l’acte plus fréquent. En croisant les dossiers d’un centre de traumatologie à ceux d’un tribunal de faillite aux États-Unis dans les années 1990, une autre étude[10] montre par exemple que les patients admis au service d’urgence à la suite d’une tentative de suicide par une méthode violente sont 1,68 fois plus susceptibles d’avoir subi une faillite personnelle au cours des deux années précédentes que les autres patients (admis pour toute autre raison), et sont plus de deux fois plus susceptibles de faire face à une faillite personnelle au cours des deux années suivantes. En termes spinozistes, on dira que le surendettement constitue un affect triste, c’est-à-dire un affect susceptible de réduire la puissance d’être du conatus individuel, jusqu’à l’éteindre complètement, le pousser au suicide.
Les suicides pour surendettement sont l’illustration paroxystique de la violence de ce rapport social lorsqu’il devient facteur d’exclusion, de désocialisation, mais ils révèlent en creux le rôle d’inclusion sociale que jouait la dette, ou du moins l’accès à la liquidité qu’elle avait permis avant l’atteinte du seuil critique. Le prêt d’argent nous semble à interpréter comme un affect joyeux, augmentant la puissance d’agir du débiteur en le dotant d’un pouvoir d’achat : il joue un rôle socialisateur en incluant l’individu dans la communauté marchande par la fourniture de liquidités qui lui permettent de réaliser ses projets d’entreprise, d’investissement domestique (immobilier, véhicule, études…) ou de consommation. Mais sa contrepartie, la dette, ne peut être pensée que comme un affect triste, une contrainte de remboursement limitant la puissance d’agir de l’individu – et l’excluant de la communauté marchande s’il s’avère incapable de s’y plier, processus dont la violence potentielle est révélée par son actualisation paroxystique dans le cas des suicides. Cette situation microéconomique n’est bien sûr pas sans conséquences macroéconomiques. Comme nous le verrons dans la suite de cette recherche, la création monétaire passe, dans le cadre institutionnel actuel, par la dette : l’affect joyeux de l’accès à la liquidité, indispensable au fonctionnement d’une économie monétaire de production, se trouve dès lors encastré dans l’affect triste du fardeau d’endettement. Toute injection de monnaie supplémentaire suppose un alourdissement de la dette des agents, dont la contrainte de solvabilité, c’est à dire la peur de ne pas pouvoir rembourser dans l’avenir (un avenir en outre de plus en plus incertain aujourd’hui), les pousse à ne pas s’endetter assez par rapport aux conditions de la stabilité macroéconomique. Cela constitue selon nous un des principaux obstacles à la réussite des politiques monétaires, comme on le verra par la suite, et un argument en faveur des dispositifs visant à rompre l’encastrement de la création monétaire dans le rapport d’endettement, comme l’helicopter money ou le 100% Money.
[1] Kenneth Arrow et Gerard Debreu, « Existence of an Equilibrium for a Competitive Economy », Econometrica, 1954, vol. 22, p. 265 à 290.
[2] La théorie néoclassique repose sur « quatre puissants processus institutionnels de formatage du monde social […], à savoir : un ensemble de biens connus de tous les acteurs (hypothèse de nomenclature des biens) ; une représentation commune de l’incertitude (hypothèse de nomenclature des états du monde) ; une reconnaissance collective de ce qu’est le mécanisme de prix (hypothèse du secrétaire de marché) ; l’adoption par tous les acteurs d’une conception strictement utilitaire des biens marchands (hypothèse de convexité des préférences). Dans un tel cadre institutionnel, les individus n’ont plus besoin de se rencontrer, ni de se parler. Leur attention porte seulement sur les mécanismes objectifs (qualités et prix) qui absorbent toute la substance sociale. » André Orléan, L’Empire de la valeur, Paris, Seuil, 2011, p. 117.
[3] Michel Aglietta et André Orléan, La violence de la monnaie, Paris, PUF, 1982 et La monnaie : entre violence et confiance, Paris Odile Jacob, 2002. Voir aussi les ouvrages collectifs : Michel Aglietta et André Orléan (dir.), Souveraineté, légitimité de la monnaie, Paris, Association d’Economie Financière / Centre de Recherches Epistémologiques Appliquées, 1995, et La Monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998.
[4] Ceux-ci pensent en effet la monnaie comme le dépassement rationnel d’un troc primordial qui demeure la vérité fondamentale de l’économie (l’équilibre monétaire n’est d’ailleurs pas nécessaire dans les modèles de prospection : il est seulement possible). Dans ce cadre, la monnaie n’est pas première : elle est introduite dans une économie qui connait déjà l’échange et dont on peut déterminer le prix de chaque marchandise ; elle ne joue donc qu’un rôle instrumental de réduction des coûts de transaction.
[5] La valeur est ainsi conçue comme un langage conventionnel institué par la monnaie, et non une grandeur naturelle préalable : cette approche institutionnelle de la valeur (qui se confond avec le prix au lieu de l’expliquer en amont de l’échange) s’oppose aux conceptions dites substantielles développées par les théoriciens de la valeur travail ou utilité. Un tel arrachement au fondement objectif de l’économie ouvre alors la possibilité de la réinsérer dans une science sociale réunifiée, une unidisciplinarité dont Frédéric Lordon propose de trouver le langage commun dans les concepts spinozistes – voir Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013. André Orléan a d’ailleurs traduit avec lui son modèle de genèse conceptuelle de la monnaie en termes spinozistes (Frédéric Lordon et André Orléan, art. cit.).
[6] Les auteurs s’appuient notamment sur Georg Simmel, Philosophie de l’argent, Paris, PUF, 1987 (1900), Chapitre II, p. 194 à 199.
[7] Frédéric Lordon, La Société des affects, op. cit.
[8] Le suicide n’est que l’aboutissement le plus extrême de la violence liée à la dette : nombre d’individus sont impactés à des degrés divers dans leur santé mentale et physique (dépression, anxiété, maux de dos, obésité …). C’est ce que mesurent par exemple les articles suivants : Peter Elliott, Thomas Richardson et Ronald Roberts, « The relationship between personal unsecured debt and mental and physical health: A systematic review and meta-analysis », Clinical Psychology Review, vol. 33, n°8, décembre 2013, p. 1148 à 1162 et Elina Turunen et Heikki Hiilamo, « Health effects of indebtedness: a systematic review », BMC Public Health, 22 mai 2014.
[9] Paul Bebbington, Traolach S. Brugha, Rachel Jenkins, Sally McManus, Howard Meltzer, Michael S. Dennis, « Personal debt and suicidal ideation », Psychological Medicine, vol. 41, n°4, avril 2011, p. 771 à 778. L’étude a été menée à partir d’entrevues menées auprès d’un échantillon aléatoire de 7461 répondants à la troisième enquête nationale sur la morbidité psychiatrique des adultes en Angleterre.
[10] David Gunnell, William Hollingworth, Jeffrey G. Jarvik, Judi Kidger, Karen A. Overstreet, « The association between bankruptcy and hospital-presenting attempted suicide: a record linkage study », Suicide and Life-Threatening Behavior, vol. 41, n°6, décembre 2011, p. 676 à 684.