Ce ralentissement général du taux d’inflation et du taux d’intérêt a finalement conduit à des taux nominaux négatifs. Ceux-ci traduisent une absence totale de confiance dans l’avenir. En effet, face à l’effondrement progressif de la demande globale en régime néolibéral, et plus encore depuis sa crise, les agents ne sont plus incités à investir et consommer, mais à épargner : c’est justement l’excès d’épargne sur la demande de prêts, aggravé par les politique non-conventionnelles (en particulier le rachat massif de titres de créance dans le cadre des programmes d’assouplissement quantitatif) qui mène les taux en territoire négatif. Au fondement ultime de ce mécanisme se trouve donc l’absence de perspective d’investissement rentable, qui pousse les agents à placer leur épargne sur les marchés financiers plutôt que dans des investissements productifs. Chacun anticipe une baisse continue de la demande effective, du taux de croissance, du niveau général des prix, et potentiellement de ses propres revenus. Dans ce monde peuplé d’un nombre croissant d’ « entreprises zombies »[1] (12,5% des entreprises de l’OCDE en septembre 2019[2]), toute perspective de profit semble se dérober – une situation que résume à nos yeux le slogan punk qui ouvrait justement la période néolibérale : « No future ! » Les taux négatifs semblent donc indiquer que le capitalisme est entré dans l’ère de la finance punk, consciente de l’absence d’avenir, au point que les agents se résignent à prêter à perte.
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Les taux nominaux négatifs reflèteraient l’anticipation d’un risque d’effondrement des banques, qui ferait des liquidités un actif paradoxalement moins certain qu’un titre de dette souveraine. C’est l’hypothèse que formule notamment Gaël Giraud : « Si la France a pu emprunter à des taux d’intérêt courts négatifs au début de l’année 2012, ce n’est certes pas grâce à la vertu de ses finances publiques (notre dette publique est supérieure à celle de l’Espagne !), mais parce que les investisseurs non-résidents accordent une probabilité significativement supérieure à zéro à une faillite bancaire généralisée en Europe. »[3] Ainsi, la zone euro vivrait depuis huit années sous la menace permanente, anticipée par les acteurs de marché, d’un effondrement systémique du secteur bancaire, donc d’une disparition pure et simple de la monnaie – et avec elle, de l’économie de marché et du capitalisme. Sans aller jusqu’à invoquer le vieux spectre marxiste de la fin du capitalisme[4], la perspective d’une crise majeure hante toujours l’Europe.
[1] Définies par la BRI comme des entreprises dont le service de la dette dépasse les profits pendant trois années de suite : très peu profitables, lourdement endettées, elles ne survivent que grâce à l’extrême faiblesse des taux d’intérêt, telles des « mort-vivants » sous respiration artificielle, tant que durent les politiques non-conventionnelle, mais feraient faillite si les taux se normalisaient.
[2] En France, ce chiffre atteint même 16 % à la veille de la crise sanitaire contre 4 ou 5 % vingt ans plus tôt, avant la crise des subprimes (Patrick Artus, chef économiste chez Natixis, sur les émissions Ecorama du 23 septembre 2019 et du 11 novembre 2020, présentées par David Jacquot sur Boursorama.com).
[3] Gaël Giraud, « Le projet Moscovici enterre la séparation des banques », Revue Projet, 21 avril 2013 (https://www.revue-projet.com/articles/le-projet-moscovici-enterre-la-separation-des-banques#_ftnref16, consulté le 29/08/2020).
[4] Quoiqu’on entend souvent évoquer cette possibilité en même temps que les taux négatifs. Olivier Passet consacre par exemple une émission du Decryptage Eco du quatrième trimestre 2019 à « L’autodestruction du capitalisme par la chute des taux » (diffusé sur Xerfi Canal le 21 octobre 2019). Vivien Lévy-Garboua sous-titre quant à lui son ouvrage sur Le monde à taux zéro par Voyage au bout de l’économie (op. cit.). L’idée d’une disparition du capitalisme désormais incapable de surmonter ses contradictions est même reprise dans le champ médiatique, par des acteurs pourtant éloignés de l’extrême-gauche comme Marc Fiorentino, éditorialiste sur BFM Business et Challenges (dans l’émission Ecorama du 16 juillet 2020, présentée par David Jacquot sur Boursorama.com).