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Extrait bonus (Chap. 8) : Modern Monetary Theory (MMT) contre Bitcoin

La crise des assignats pendant la Révolution française témoigne du fait que même la menace de la guillotine ne suffit pas à rendre acceptable comme moyen de paiement une monnaie surabondante. C’est l’exemple que prennent Frédéric Lordon et André Orléan dans leur article sur le modèle de la puissance de la multitude[1] qui propose une genèse conceptuelle de la monnaie [inspirée de Menger] que nous considérons comme une alternative à l’approche chartaliste [de Knapp]. […] Les auteurs estiment que le pouvoir d’émission revient naturellement à l’Etat, qui a plus d’intérêts que quiconque, et surtout plus de moyens que tout autre agent, de s’en assurer la capture, mais même son pouvoir de prescription légale et sa monopolisation de la violence légitime ne le rendent pas tout puissant sur la monnaie qui n’est pas sa créature, contrairement à ce qu’affirme Knapp[2] : même la guillotine est impuissante face à l’hyperinflation.

Nous insisterions toutefois davantage que les auteurs sur le rôle de l’Etat dans l’établissement d’un ordre monétaire stable : sans une croyance collective aussi forte que le fétichisme pour l’or, il nous semble que l’Etat, le cours légal qu’il impose et surtout l’acceptation du signe monétaire qu’il émet pour le paiement de l’impôt, est aujourd’hui nécessaire pour fonder la confiance collective dans l’acceptation universelle de la monnaie[3]. C’est ce que l’expérience des crypto-monnaies comme le bitcoin nous semble révéler : n’étant pas acceptées pour le paiement de l’impôt, elles n’ont aucune base territoriale stable, le nombre d’utilisateurs variant au fil du temps, de sorte que leur valeur est très volatile, ce qui provoque leur financiarisation. Sans l’appui de la souveraineté, les crypto-monnaies nous paraissent donc vouées à demeurer des actifs spéculatifs plutôt que de véritables monnaies : comme le soulignent Ludovic Desmedt et Odile Lakomski-Laguerre, « le terme de crypto-actifs s’est imposé, remplaçant celui de crypto-monnaies et traduisant un glissement sémantique significatif, notamment dans le discours des autorités monétaires officielles »[4]. La réalité du rapport de l’Etat à la monnaie nous semble donc se situer entre Menger et Knapp, bitcoin et assignat : la monnaie n’est pas une créature de l’Etat, mais elle n’est viable que domestiquée par lui. Et inversement, la monnaie ne peut exister sans l’Etat, mais l’Etat n’est pas tout puissant.

[…]

Il est pourtant frappant de constater que le déploiement historique récent du capitalisme néolibéral semble faire converger la réalité économique vers une telle reprise de contrôle public de la monnaie : la BCE rachète massivement des titres de dette souveraine depuis des années à travers ses plans successifs d’assouplissement quantitatifs, ce qui semble délivrer les Etats de toute contrainte de solvabilité sans faire revenir l’inflation, conformément à ce que prônait la Théorie Monétaire Moderne (MMT). Cela ne va toutefois pas sans nourrir de sérieuses inquiétudes sur la solidité du bilan de la BCE et de vifs débats économiques et juridiques (jusqu’au niveau constitutionnel en Allemagne), couvrant un conflit de classe (entre capitalistes et salariés ou chômeurs, mais aussi entre créanciers profitant de la rente publique et citoyens-débiteurs) et un conflit géopolitique (entre l’Europe centrale et nordique et l’Europe du Sud). De plus, cette politique monétaire contestée est toujours insuffisante pour relancer à elle seule l’économie, comme nous l’avons dit, et semble prisonnière d’une fuite en avant à chaque nouveau choc (crise des subprimes, crise des dettes souveraines, crise sanitaire de la Covid-19) qui augmente le fardeau de la dette publique.

Ce dernier point est essentiel. Même en faisant fi de tout risque de retour d’une inflation excessive (menace qui parait en effet assez lointaine à ce jour), une question doit être posée aux néo-chartalistes : en admettant la logique keynésienne qu’il y a à créer de la monnaie pour financer la nécessaire relance de la dépense publique (d’autant plus nécessaire face aux enjeux sociaux, sanitaires et écologiques auxquels font aujourd’hui face les Etats), pourquoi passer par la dette ? Dans un célèbre ouvrage paru en 2009[5], Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff affirment, sur la base d’une étude économétrique sur huit siècles et soixante pays, que les crises de la dette publique sont un sujet à prendre au sérieux : elles étaient la norme pour la majorité des pays jusqu’au XIXe siècle, où les plus développés d’entre eux ont finalement cessé de faire défaut (à l’inverse, les crises bancaires demeurent récurrentes dans tous les pays, indépendamment de leur niveau de développement économique). Le fardeau de la dette pèse en outre sur la croissance : une dette publique supérieure à 90 % conduirait à une croissance négative. L’année suivante, les auteurs soutiennent dans un article[6] que la croissance d’un pays serait divisée par deux si sa dette extérieure atteignait 90 % de son PIB. En pleine crise des dettes souveraines en zone euro, leurs travaux trouvent un grand écho, mais des études[7] invalideront le chiffre avancé dans l’article (et absent de l’ouvrage de 2009, qui n’est pas remis en cause), déclenchant une vaste polémique. Le fait que des économistes néolibéraux s’emparent du sujet de la dette publique pour le caricaturer, le constituer comme problème et comme « arme de dissuasion sociale massive » (selon l’expression de Benjamin Lemoine) pose évidemment question, mais ne doit pas nous conduire pour autant à tomber dans l’excès inverse en sous-estimant complètement l’enjeu.

Le sujet est d’autant plus sérieux que nous sommes aujourd’hui confrontés à un fardeau de dette publique comparable à celui hérité des deux Guerres mondiales, comme on l’a vu, mais sans que l’inflation ne vienne l’éroder (ce qui fut pourtant par le passé la condition de sa soutenabilité) : une éventuelle remontée des taux appliquée à de tels volumes étranglerait financièrement les Etats. La politique monétaire accommodante que prônent les néochartalistes résoudrait bien sûr provisoirement le problème, mais même si elle était mise en place, rien ne garantit qu’elle serait appliquée perpétuellement : l’accumulation d’une forte dette publique, fût-elle détenue par la Banque centrale, expose toujours l’économie au risque d’un changement de régulation aux effets dévastateurs.

Ainsi, la MMT [Modern Monetary Theory] nous semble discutable tant sur sa conception de la monnaie comme créature de l’Etat sur laquelle celui-ci serait tout-puissant (ce qu’invalide à nos yeux les multiples exemples historiques d’hyperinflation) que sur sa conception du déficit public comme simple variable de régulation macroéconomique non-problématique (ce qui sous-estime à nos yeux les dangers qu’implique un excès d’endettement public : l’instabilité monétaire et politique que celui-ci peut engendrer comme dans la France des années 1920, le risque de tomber sous la domination des créanciers comme la Grèce dans les années 2010 si la Banque centrale ne se montre pas accommodante, ou encore l’impact potentiel sur la croissance mis en avant par Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff). Il existe cependant des pistes de réflexion alternatives qui ne prêtent pas le flanc aux mêmes critiques. Ces propositions sont pourtant plus radicales encore que la MMT en ceci qu’elles vont jusqu’à remettre en question l’encastrement de la création monétaire dans la dette.


[1] Frédéric Lordon et André Orléan, « Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis », in Yves Citton et Frédéric Lordon (dir.), Spinoza et les sciences sociales. De la puissance de la multitude à l’économie des affects, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 127 à 170.

[2] Pour Knapp, « la monnaie est une créature de la loi », or « la loi procède de l’État ; l’argent est donc une institution de l’État ». Georg Friedrich Knapp, Staatliche Theorie des Geldes, Leipzig, Duncker und Humblot, 1905 ; trad. anglaise : The State Theory of Money, Londres, Simon Publications, 2003, préface (notre traduction). L’expression « créature de l’Etat » se trouve chez Abba Ptachya Lerner, « Money as a Creature of the State », art. cit. Ces deux auteurs sont des références pour les partisans de la Modern Monetary Theory.

[3] Il en va d’ailleurs sans doute de même aux époques antérieures, y compris pour les monnaies-or. Le médiéviste Sylvain Piron reproche ainsi explicitement à André Orléan de mésestimer le rôle de l’Etat qui est toujours selon lui à l’origine de la création des monnaies (l’exemple emblématique étant le cas du roi Crésus de Lydie à l’origine des premières pièces de monnaie) – cf. Sylvain Piron, interviewé par Tiphaine de Rocquigny sur France Culture dans Entendez-vous l’éco ?, série « Chroniques de l’interventionnisme », Épisode 1 : « Philippe le Bel et l’invention d’une monnaie royale », le 01/06/2020 (https://www.franceculture.fr/emissions/entendez-vous-leco/chroniques-de-linterventionnisme-14-philippe-le-bel-ou-linvention-de-la-monnaie-unique, consulté le 21/07/2020), à partir de 20 minutes et 20 secondes. De la même manière, l’anthropologue David Graeber (op. cit., notamment p. 275 à 277) estime que les pièces de monnaie sont une création des Etats pour ne pas avoir à payer leurs soldats en nature : mettant les pièces en circulation par les dépenses militaires et en imposant l’acceptation par la levée de l’impôt, ils favorisaient ainsi l’émergence de marchés se chargeant du ravitaillement des armées.

[4] Ludovic Desmedt et Odile Lakomski-Laguerre, « L’eldorado Bitcoin », La vie des idées, 3 juillet 2018 (https://laviedesidees.fr/L-eldorado-Bitcoin.html, consulté le 19/09/2020). Voir aussi, des mêmes auteurs, « L’alternative monétaire Bitcoin : une perspective institutionnaliste », Revue de la régulation, n° 18, 2e semestre / Automne 2015.

[5] Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, This time is different. Eight Centuries of Financial Folly, Princeton, Princeton University Press, 2009.

[6] Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, « Growth in time of debt », American economic review, 2010, vol. 100, n° 2, p. 573 à 578.

[7] Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin, « Does High Public Debt Consistently Stifle Economic Growth? A Critique of Reinhart and Rogoff », Cambridge journal of economics, 2014, vol. 38, n° 2, p. 257 à 279.

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