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Extrait du Chapitre 6 : taux d’intérêts et conflits de classe en régime néolibéral

Notons que si le « choc Volcker » sur les taux d’intérêts a ainsi plongé de nombreux pays étrangers dans le chaos économique et de forts conflits sociaux, il aussi donné lieu à de vives tensions sur le sol américain : dès février 1979, des agriculteurs manifestent contre la hausse des taux avec leurs tracteurs à Washington, y compris devant le siège de la Fed[1]. Cette action, qui ne sera pas couronnée de succès, s’inscrit tout à fait dans la lutte des classes pluriséculaire, déjà évoquée au Chapitre I, qui oppose aux Etats-Unis (pays traditionnellement favorable à l’inflation) les fermiers débiteurs (notamment ceux qui se sont endettés pour acquérir des terres pendant la conquête de l’Ouest) et les industriels et financiers créanciers (historiquement sur la côte Est, symbolisée par Wall Street). Ayant triplement intérêt à l’inflation, pour vendre plus chers leurs produits, pour réduire le poids réel de leurs dettes, et pour voir leurs propriétés s’apprécier, les agriculteurs sont traditionnellement partisans d’une politique monétaire expansionniste que ce soit par le maintien du bimétallisme à la fin du XIXe siècle, par exemple, ou par un maintien des taux bas un siècle plus tard[2]. C’est donc bien notamment à travers le rapport d’endettement, qui structure des classes d’intérêts contradictoires autant que le rapport salarial, que se noue la conflictualité autour de l’institution monétaire, enjeu de toutes les passions en tant qu’elle est au fondement de la valeur marchande et détermine les fluctuations du niveau général des prix, avec des effets redistributifs sur tout contrat de longue durée non indexé sur l’inflation (typiquement donc les contrats d’endettement ou de travail libellés en termes purement nominaux).

[…]

Comme nous l’avons expliqué, la croissance (faible, mais réelle) du régime néolibéral a été financée par un essor continue de l’endettement, donc une fragilisation financière encore supérieure à celle qui a pourtant contribué à emporter le régime fordiste dont le mode de régulation néolibéral est censé avoir surmonté les contradictions. Comment la solvabilité de la demande globale, nécessaire à la croissance, a-t-elle pu se maintenir si longtemps alors qu’elle reposait sur un endettement croissant ? Pour accommoder cette contradiction, les autorités monétaires ont en réalité été contraintes de mener une politique de taux toujours plus accommodante, sans pour autant risquer un retour de l’inflation. Le recul historique nous enseigne en effet que le régime néolibéral a reposé sur une baisse continue des taux d’intérêts, comme le démontrent Vivien Levy-Garboua et Éric Monnet en 2016 au terme d’un lourd travail statistique[3].

[…]

Une contradiction fondamentale du régime endogène est effectivement toujours présente au cœur du système : la croissance repose sur une dégradation progressive de la solvabilité des agents, donc une érosion de la confiance. Cette contradiction est accommodée par la politique de taux de la Banque centrale : le recul historique permet en effet d’établir que la période est marquée par une baisse continue des taux d’intérêts réels et nominaux, qui allège sans cesse le coût de l’endettement. Le mode de régulation fordiste s’était pourtant construit sur le « choc Volcker », c’est-à-dire la hausse drastique des taux directeurs pour briser l’inflation des années 1970, au prix d’une profonde récession au début des années 1980. Cette politique inaugurait une nouvelle forme institutionnelle de la monnaie, désormais favorable aux créanciers (dont le capital se voyait rapidement dévalorisé par la forte inflation). La baisse continue des taux qui caractérise le reste de la période ne remet pas cela en cause, puisqu’elle ne se fait jamais au détriment de la stabilité des prix. Le régime néolibéral ne constitue pas un retour au régime libéral, mais une configuration inédite où les taux bas se conjuguent avec une inflation faible qui tient à divers facteurs structurels propres à ce mode de régulation (concurrence mondialisée, modération salariale, austérité budgétaire, progrès technique, vieillissement de la population, excès d’épargne, finance dérèglementée et manque de profitabilité des investissements du fait de l’effritement de la demande globale, etc.). Dans ce contexte, la baisse continue des taux nourrit moins une reprise de la demande effective et de l’investissement productif qu’un essor des placements financiers et une hausse des cours de bourse. L’enjeu n’est pas de renouer avec le plein-emploi, mais de repousser toujours plus loin la limite de solvabilité des agents dont l’endettement s’accroît dangereusement.


[1] Bernard Shull, The Fourth Branch: The Federal Reserve’s Unlikely Rise To Power And Influence, Santa Barbara, Praeger/Greenwood, 2005, p. 142.

[2] Voir par exemple Adrien Vila, Cycles et instabilité chez I. Fisher, op. cit., p. 61 à 64. Notamment, p. 62 : « Cette inclinaison pour l’inflation et le papier-monnaie […] se matérialise par d’importantes émissions de billets et se caractérise par une opposition économique (paysans contre industriels), financière (créditeurs contre débiteurs) et géographique (Ouest contre Est) ».

[3] Vivien Levy-Garboua, Éric Monnet, « Les taux d’intérêt en France : une perspective historique », Revue d’économie financière, 2016, vol. 1, n° 121, p. 35 à 58.

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