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Extrait du Chapitre 7 : contradictions de l’argent-dette, politiques monétaires non-conventionnelles et tabou de l’argent gratuit

Tous les mécanismes de la crise de 1929 identifiés par Fisher sont prêts à s’enclencher, car les institutions sont à peu de choses près les mêmes : credit crunch, destruction monétaire par les remboursements de crédits alimentant une spirale de désendettement-déflation, risque de bank run, etc.[1] Mais la réaction de la Banque centrale, instruite du précédent qui a eu lieu près de quatre-vingt ans plus tôt, n’est pas la même : pour pallier la pénurie de liquidités et sauver le système bancaire d’un effondrement, la Fed joue le rôle de prêteur en dernier ressort (après avoir cependant sous-évalué le risque de laisser Lehman Brothers faire faillite) et inonde le marché de liquidités en abaissant ses taux et en multipliant les aides. Cela ne suffit pourtant pas à rétablir la confiance, et la crise se transmet à l’économie réelle malgré les 12 000 milliards de dollars de garanties et de renflouement mobilisés par les Etats-Unis pour y faire face (soit 80 % du PIB américain)[2] : la croissance réelle américaine, qui était de 2,3 % en 2007-2008, devient négative et chute à – 2,7 % en 2008-2009[3], tandis que l’économie américaine perd 8 millions d’emplois entre décembre 2007 et octobre 2009, provoquant une hausse du chômage de 10,8 % en août 2008 à 17,5 % en octobre 2009 d’après le Bureau of Labour Statistics (en incluant les temps partiels subis et les travailleurs découragés ne cherchant plus d’emploi)[4].   

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Pour continuer à accommoder la contrainte de solvabilité par la politique conventionnelle de baisse des taux, comme cela fut fait par convention tout au long du régime néolibéral, les Banques centrales auraient dû entrer en territoire négatif, or la BCE ne s’y est jamais risquée en ce qui concerne ses taux directeurs[5] (seules les opérations exceptionnelles de refinancement de long terme offriront des taux négatifs à certaines conditions à partir de 2016, on y reviendra). Pendant toute la décennie 2010, cela semble exclu du champ des possibles, par convention là encore : rien n’empêche en effet de fixer des taux directeurs négatifs. C’est d’ailleurs ce que fit la Banque de Suède à partir de février 2015, en fixant son principal taux de refinancement à – 0,10 %, avant d’aller progressivement jusqu’à – 0,50 % de février 2016 à octobre 2018 (et de le ramener à – 0,25 % en janvier 2019)[6], preuve que l’idée de « plancher » des taux directeurs est purement conventionnelle. Les taux inférieurs à zéro ne sont pas impossibles, mais ils constituaient selon nous un tabou pour la Fed ou la BCE, parce qu’ils rendent la monnaie partiellement gratuite : prêter 100 millions d’euros à – 1 % revient par exemple à prêter 99 millions à taux nul et à donner purement et simplement 1 million à l’emprunteur. C’est donc une manière de subventionner les banques, soit une forme de helicopter money, de monnaie gratuite, tombée du ciel. Touchant au cœur de l’encastrement de la monnaie dans le rapport d’endettement, soit à sa transformation en marchandise, l’idée de taux de refinancement négatif constitue un tabou en régime capitaliste.

Dès lors, les politiques d’assouplissement quantitatif permettent de produire le même effet qu’un taux négatif sans briser le tabou : certes, en substituant l’achat d’actifs au prêt (donc l’échange marchand au rapport d’endettement), elles mettent en circulation de la monnaie centrale sans créer de dette supplémentaire, comme on l’a dit, mais les banques n’obtiennent pas la monnaie sans contrepartie – la contrepartie étant la cession d’un titre, plutôt qu’une promesse de remboursement – de sorte que la monnaie n’est pas gratuite. Même l’encastrement de la création monétaire dans la dette n’est pas véritablement rompu : certes, l’assouplissement quantitatif ne nécessite pas d’augmenter la dette des banques de second rang envers la Banque centrale, mais, outre le fait que l’injection de monnaie centrale vise à encourager l’essor du crédit (la monnaie ne parvenant jusqu’aux agents non-financiers que par la dette), l’échange marchand dont il est ici question se déploie bien sûr sur un rapport d’endettement préalable, puisque les actifs que les banques cèdent à la Banque centrale sont des titres de créance. La logique de la dette, qui aurait été remise en cause par des taux négatifs introduisant une part de gratuité dans la mise en circulation de la monnaie, est donc préservée par l’instrument quantitatif, tout en produisant les mêmes effets.

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La BCE se débat alors (ou du moins croit devoir se débattre) avec une contradiction fondamentale entre ses objectifs de stabilité monétaire et de stabilité financière : du fait de l’encastrement de la création monétaire dans le rapport d’endettement, restaurer la solvabilité des débiteurs en assumant son rôle de prêteur en dernier ressort (ou plus exactement, ici, d’acheteur de créances en dernier ressort, afin de faire chuter le taux d’intérêt exigé par les marchés) revient pour la Banque centrale à créer de la monnaie, au risque de provoquer de l’inflation. En réalité, c’est au contraire le risque déflationniste qui menace alors la zone euro, sans que cette politique ne l’écarte, ni même n’atteigne son propre objectif, puisque le risque financier persiste. Dès l’arrivée de Mario Draghi à la tête de la BCE, le SMP adopté sous la présidence de Jean-Claude Trichet est remplacé par un autre programme : les Outright Monetary Transactions (ou Opérations Monétaires sur Titre, OMT), soit la promesse d’un rachat illimité par la BCE des titres souverains d’un Etat-membre subissant une attaque spéculative sur les marchés. Ce nouveau dispositif met fin à la crise des dettes souveraines sur le marché obligataire. Bien qu’il se caractérise par sa non-mise en œuvre (la seule existence de ce programme suffit en théorie à rassurer les marchés et à éviter les conditions qui rendent nécessaire son application, comme une arme de dissuasion massive), l’OMT a fait l’objet en Allemagne d’un procès pour inconstitutionnalité en tant qu’il masquerait un financement illégal des Etats par la Banque centrale : bien que la justice ne l’ait pas invalidé, ce dispositif a donc lui aussi été l’objet d’une violente lutte institutionnelle.

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Ces mesures se révèlent toutefois insuffisante, et les politiques non-conventionnelles poursuivent leur fuite en avant. En mars 2016, le taux de rémunération des dépôts est abaissé à – 0,40 %. En juin, une deuxième série d’opérations ciblées de refinancement à quatre ans (TLTRO II) est lancée, qui élargit le volume des prêts (entre septembre 2014 et mars 2017, l’encours total des TLTRO s’élève à 739 milliards d’euros de prêts). Surtout, ce programme signe l’introduction des prêts à taux nominaux négatifs de la BCE aux banques commerciales : le coût des emprunts est calculé au moment du remboursement, variant entre le taux de refinancement de la BCE (maintenu à 0 %) pour les banques n’ayant pas augmenté leur volume de prêts (sans qu’elles en soient pénalisées, contrairement à ce qui prévalait dans le TLTRO I) et le taux de dépôt (négatif depuis le mois de mars) pour les banques qui l’auront augmenté d’au moins 2,5 % pendant une période de référence de deux ans. Ces calculs complexes masquent le fait que la BCE a bel et bien commencé à subventionner les banques, discrètement et à titre provisoire, via le programme TLTRO II, même si le taux des opérations principales de refinancement demeure nul, préservant en apparence le tabou des taux nominaux négatifs. Le programme d’assouplissement quantitatif se poursuit également : il est élargi à l’achat d’obligations d’entreprises et continue de monter en puissance (pour atteindre un total de 2 570 milliards d’euros d’actifs achetés fin décembre 2018). Le 7 mars 2019, un troisième programme de prêts de long terme ciblés (TLTRO III) est lancé, offrant toujours des taux négatifs – d’autant plus qu’ils sont calculés sur la base du taux de la facilité de dépôt, qui s’enfoncera encore davantage en territoire négatif. En septembre de la même année, ce dernier passe en effet à – 0,50 %.

Ce taux de rémunération négatif se heurte pourtant à une contradiction : il érode la rentabilité des banques, qui ne trouvent pas d’emploi rentable à leur épargne, ont encore un grand nombre de créances douteuses dans leurs bilans[7], et font toujours face à un risque d’illiquidité. La BCE décide donc qu’une partie des liquidités excédentaires détenues par les banques sera exonérée du taux négatif de la facilité de dépôt : prisonnière de la contrainte de solvabilité d’un système financier perpétuellement au bord de l’effondrement, l’institution d’émission se débat donc dans les contradictions de sa propre politique qui, malgré toutes les innovations non-conventionnelles qu’elle déploie, semble poser autant de problème qu’elle en résout, sans véritable perspective de retour à la normale.


[1] Pour un parallèle entre les deux crises, voir Christine Sinapi, Pierre Piégay et Ludovic Desmedt, art. cit.

[2] Joseph E. Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, op. cit., p. 212.

[3] Steve Keen, L’Imposture économique, op. cit., p. 380. L’auteur reproche à la Fed d’avoir réagi trop tard et pas assez fortement.

[4] Joseph E. Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, op. cit., p. 136 et 139.

[5] Nous parlons ici du taux de refinancement et du taux de la facilité de prêt marginal : le taux de rémunération des dépôts des banques à la BCE est pour sa part entré en territoire négatif en 2014 (on y reviendra), mais c’est une toute autre problématique puisqu’il ne s’agit pas du taux auquel la Banque centrale accorde des prêts.

[6] Jézabel Couppey-Soubeyran et Fabien Tripier, « VI. Après dix ans de politique monétaire non conventionnelle, un retour à la normale est-il possible ? », CEPII éd., L’économie mondiale 2020, Paris, La Découverte, 2019, p. 89 à 103.

[7] Selon l’Autorité de Contrôle Prudentiel et de Résolution, la part des prêts non performants en 2018 représentent 5,9 % des prêts aux PME (soit 35 milliards d’euros), 3,4 % des prêts aux grandes entreprises (30 milliards d’euros) et 3,2 % des prêts aux ménages (57 milliards). ACPR, Les chiffres du marché français de la banque et de l’assurance 2017, 2018, p. 9.


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